Libretto: La Vie Parisienne

from Jacques Offenbach


Personnages:
Le BARON de Gondremarck (Baritone)
Un BRÉSILIEN (Baritone)
FRICK (Ténor)
PROSPER
BOBINET (Ténor)
Raoul de GARDEFEU (Ténor)
ALFRED (Baritone)
URBAIN (Baritone)
JOSEPH
ALPHONSE
GONTRAN
Un EMPLOYÉ
GABRIELLE (Soprano)
MÉTELLA (Mezzo-Soprano)
PAULINE (Soprano)
La BARONNE de Gondremarck (Soprano)
LÉONIE
LOUISE
CLARA
CAROLINE
JULIE
AUGUSTINE
CHARLOTTE
ALBERTINE

A Paris, de nos jours (en 1866)

1er acte, gare du chemin de fer de l'Ouest
2e acte, chez Raoul de Gardefeu
3e acte, dans l'hôtel de Quimper–Karadec
4e acte, dans un restaurant




ACTE PREMIER
Le gare du chemin de fer de l'Ouest. Rive gauche

SCÈNE PREMIÈRE
Employés, facteurs, buralistes

CHOEUR
Nous sommes employés de la ligne de l'Ouest,
Qui dessert Saint-Malo, Batignolles et Brest,
Conflans, Triel, Poissy,
Barentin, Pavilly,
Vernon, Bolbec, Nointot,
Motteville, Yvetot,
Saint-Aubin, Viroflay,
Landerneau, Malaunay,
Laval, Condé, Guingamp,
Saint-Brieuc et Fécamp.
Nous sommes employés de la ligne de l'Ouest,
Qui dessert Saint-Malo, Batignolles et Brest.

A la fin du chœur, cloche dans l'intérieur de la gare.
Les facteurs et buralistes se dispersent; un des employés reste en scène. Gardefeu et Bobinet entrent au milieu du brouhaha de la sortie


SCÈNE II
Gardefeu, Bobinet, l'employé

Gardefeu et Bobinet se promènent quelques instants
en s'observant l'un l'autre, puis ils s'approchent de
l'employé


BOBINET
A quelle heure arrive le train de Trouville?

L'EMPLOYÉ
Dans cinq minutes, monsieur.

BOBINET
Merci, Monsieur.

L'EMPLOYÉ
se retournant vers Gardefeu
Monsieur désire quelque chose?

GARDEFEU
Non, rien! J'allais justement vous demander ce que vous a demandé monsieur.

L'employé sort



SCÈNE III
Bobinet, Gardefeu

Les deux jeunes gens continuent à s'observer; ils se
promènent dans la gare et, tout en marchant, racontent l'histoire suivante; ils manœuvrent de façon à ne pas se rencontrer, mais quand, par hasard, en arpentant la scène, ils se trouvent l'un en face de l'autre, ils s'envoient des regards irrités


BOBINET
à part
C'est M. Raoul de Gardefeu. Je ne le salue plus, parce qu'il m'a joué un tour.

GARDEFEU
à part
C'est le petit Bobinet. Il ne me salue plus, parce qu'il nous est arrivé une aventure ...

BOBINET
J'étais un peu plus que du dernier bien avec Blanche Taupier. Tout Paris sait que j'ai été un peu plus que du dernier bien avec Blanche Taupier.

GARDEFEU
Blanche Taupier m'a aimé comme elle sait aimer ... Tout Paris sait que Blanche Taupier m'a aimé.

BOBINET
Un matin, Blanche Taupier et moi demeurions alors tous les deux à Ville-d'Avray ... Blanche me dit: Petit Bob, si nous invitions à dîner ton ami Gardefeu ...

GARDEFEU
Blanche était à Ville-d'Avray; elle m'écrit: venez demain à une heure, il n'y sera pas; en sortant de chez vous, recommandez à votre domestique de dire que vous devez bientôt rentrer.

BOBINET
Je réponds: soit, invitons Gardefeu. Elle me dit: va le chercher à Paris, il est chez lui à une heure, ne reviens pas sans lui ... je pars.

Ils se rencontrent

GARDEFEU
J'arrive à Ville-d'Avray, je trouve Blanche, je ne trouve pas Bobinet, je lui dis: comment avez-vous fait pour l'éloigner?

BOBINET
J'arrive chez Gardefeu ... son domestique me dit: monsieur va rentrer à l'instant. Il était une heure; j'attends; deux heures arrivent, puis trois heures ... J'attendais toujours ...

GARDEFEU
Blanche me répond: j'ai pris un moyen très-simple ... j'ai dit au petit Bob d'aller vous chercher à Paris, et de ne pas revenir sans vous.

BOBINET
Enfin, à quatre heures, je me décide à m'en aller tout seul, je retourne à Ville-d'Avray, et je le trouve installé.

GARDEFEU
Vers cinq heures il est revenu; je lui ai dit: tiens, pendant que tu étais chez moi, j'étais chez toi; c'est très drôle!

BOBINET
Je ne l'ai pas trouvée drôle!

GARDEFEU ET BOBINET
ensemble
Et voilà pourquoi nous ne nous saluons plus!

BOBINET
Après un pareil tour, vous comprenez bien que j'ai tout de suite rompu avec Blanche Taupier.

GARDEFEU
Du reste, je n'ai pas tardé à en avoir assez de Blanche Taupier.

BOBINET
Je me suis mis à adorer Métella.

GARDEFEU
J'ai fait la cour à Métella,.. Métella n'a pas été insensible.

BOBINET
Hier Métella m'a dit: je vais à Trouville voir une tante que j'ai ... Je reviendrai demain ...

Il passe

GARDEFEU
Hier Métella m'a dit: je vais à Trouville souhaiter la fête à ma marraine ... je resterai vingt-quatre heures.

BOBINET ET GARDEFEU
ensemble
Et je viens à la gare attendre Métella.

Cloche au dehors

L'EMPLOYÉ
Le train de Trouville, messieurs, le train de Trouville.

Entrent des voyageurs



SCÈNE IV
Les mêmes, Métella, Gontran, Voyageurs, Bobinet, Gardefeu

CHOEUR DE VOYAGEURS.
Le ciel est noir,
Il va pleuvoir
Dans un instant, la chose est sûre!
Vite courons,
Et nous hâtons,
Ou nous n'aurons pas de voiture.

Ils sortent en courant. Paraît Métella au bras de Gontran

GARDEFEU
Métella!

BOBINET
Métella!

MÉTELLA
à part
Fichtre! je suis pincée!

GONTRAN.
Vous paraissez embarrassée, Madame, et votre bras frissonne sur mon bras.

BOBINET ET GARDEFEU
ensemble
Madame, en nous voyant, est surprise peut-être.

GONTRAN.
Ces deux messieurs paraissent vous connaître!

MÉTELLA
froidement
Ces messieurs, connais pas!

BOBINET ET GARDEFEU
parlé Vous ne nous connaissez pas?

MÉTELLA
à Bobinet et à Gardefeu
I
Attendez d'abord que je place
Mon lorgnon, là, sous mon sourcil,
Et maintenant voyons de face,
Voyons de trois quarts, de profil ...
Eh bien, là, ne vous en déplaise,
J'ai beau du haut jusques en bas
Vous examiner à mon aise,
Connais pas, là, vrai, connais pas,
Connais pas.

BOBINET
parlé
Elle est violente celle-là!

MÉTELLA
à Gontran

II
Vous en verrez d'autres peut-être,
Mon Gontran, qui, comme ceux-ci,
Diront que je dois les connaître,
Ne les croyez pas, mon ami,
Peut-être un soir, par aventure,
Au bal ai-je accepté leur bras ...
A cela près, je vous le jure,
Connais pas, là, vrai, connais pas.

Elle sort à gauche fièrement au bras de Gontran




SCÈNE V
Bobinet, Gardefeu

Ils se regardent pendant quelque temps, puis tombent dans les bras l'un de l'autre

BOBINET
Gardefeu!

GARDEFEU
Bobinet!

BOBINET
La trahison de Blanche Taupier nous sépara.

GARDEFEU
Que la trahison de Métella nous réunisse:

BOBINET
Eh bien, voyons, comment ça va-t-il?

GARDEFEU
Je te remercie.

BOBINET
Mais ça n'est pas tout ça, revenons à Métella, c'est une rouée!

GARDEFEU
Une vraie rouée!

BOBINET
On dit d'une femme: c'est une rouée.

GARDEFEU
Pourquoi?

BOBINET
Parce qu'elle a fait ceci et cela.

GARDEFEU
La belle affaire!

BOBINET
Mais Métella, ça n'est pas ça.

GARDEFEU
C'est autre chose.

BOBINET
A la bonne heure, quand vous voudrez me parler d'une rouée, parlez-moi de Métella ... elle nous trompait ...

GARDEFEU
Elle nous trompait ...

BOBINET
Je m'en doutais depuis quelque temps, du reste. Il y a huit jours je l'ai regardée ... là, entre les deux yeux ... Quand on tient à savoir la vérité, c'est là qu'il faut regarder les femmes; donc, je l'ai regardée là, et j'ai tout de suite vu clair dans son jeu ... elle ne m'aimait pas.

GARDEFEU
Crois-tu?

BOBINET
Elle se moquait de moi. Oh! mon Dieu! je ne lui en veux pas ... quel plaisir une femme comme Métella peut-elle trouver dans la société d'un homme tel que moi? Nous ne parlons pas la même langue. Il y a des moments, dans la conversation, je ne sais pas si tu l'as remarqué ...

GARDEFEU
Non, mon ami.

BOBINET
Attends donc, tu ne sais pas ce que je veux dire. Il y a des moments où j'aime à aborder des questions élevées ... il n'y a pas ... on aurait beau me tenir ... il faut absolument que j'aborde ...

GARDEFEU
Je l'ai remarqué, Bobinet.

BOBINET
Ça a fini par assommer Métella, et alors ... tant mieux, du reste ... sa conduite me décide à mettre tout de suite à exécution un projet que j'avais formé. Il y a longtemps que les femmes du monde, je ne sais pas si tu as remarqué ça ...

GARDEFEU
Non.

BOBINET
Attends donc, tu ne sais pas ce que je veux dire. Donc, il y a longtemps que les femmes du monde se plaignent d'être délaissées par les jeunes gens à la mode ... je trouve qu'elles ont raison, et je suis décidé à revenir à elles.

GARDEFEU
Tu n'as peut-être pas tort.

BOBINET
Tel que tu me vois, je voudrais être le chef d'un grand mouvement qui ramènerait la jeunesse brillante dans les hôtels du grand monde.

I
Elles sont tristes, les marquises,
De nous voir, fuyant leur salon,
Aller faire un tas de bêtises
Chez des femmes de mauvais ton.
Les ingrats, disent les pauvrettes,
Chez nous ne trouveraient-ils pas,
Chez nous autres, femmes honnêtes,
Des plaisirs bien plus délicats?
Allons-y donc, et dès demain
Repeuplons les salons du faubourg Saint-Germain!

BOBINET ET GARDEFEU
ensemble
Allons-y donc, et dès demain, etc., etc.

BOBINET

II
Et puis, cher, ce qui me décide
A quitter le monde galant,
C'est que ma bourse est vide, vide
Vide, que c'en est désolant!
Or, pour peu qu'on y réfléchisse,
Quand on n'a pas le sou, vois-tu,
Il est temps de lâcher le vice
Pour revenir à la vertu.
Allons-y donc, et dès demain,
Repeuplons les salons du faubourg Saint-Germain.

BOBINET ET GARDEFEU
ensemble
Allons-y donc, et dès demain, etc., etc.

BOBINET
Et maintenant, rue de Varennes, chez la petite comtesse Diane de la Roche-Trompette! Adieu, bon! à bientôt! ... Dis donc, où vais-je en ce moment? ... repeupler les salons du faubourg Saint-Germain.

Bobinet sort


SCÈNE VI

GARDEFEU
seul
Être l'amant d'une femme du monde ... ce n'est pas une mauvaise idée. Mais il faudrait trouver une femme du monde qui consentît à être ma maîtresse! le problème est là ... Où pourrais-je trouver?
Entre Joseph
J'en connaissais une autrefois, qui s'appelait madame de Beaupertuis, elle montrait un mari et se disait baronne. Mais était-elle du monde?


SCÈNE VII
Gardefeu, Joseph

JOSEPH
Non, monsieur, elle n'en était pas.

GARDEFEU
Joseph, mon ancien domestique.

JOSEPH
Moi-même. Trop heureux de m'être trouvé là pour donner à monsieur ce petit renseignement.

GARDEFEU
Et qu'est-ce que tu viens faire ici? ...

JOSEPH
Je ne suis plus domestique, monsieur, je suis guide.

GARDEFEU
Guide! ...

JOSEPH
Oui guide ... cicerone ... attaché au Grand-Hôtel ... c'est moi qui suis chargé de promener les étrangers dans Paris et de leur détailler les beautés de la capitale.

GARDEFEU
Et tu attends des voyageurs ...

JOSEPH
Oui, monsieur ... j'attends un baron suédois, qui doit arriver par le premier train ... un baron suédois accompagné de sa femme.

GARDEFEU
Une baronne suédoise!

JOSEPH
Naturellement.

GARDEFEU
Une baronne suédoise, mais c'est une femme du monde.

JOSEPH
J'aime à le croire, monsieur.

GARDEFEU
C'est le ciel qui me l'envoie! ... Joseph ...

JOSEPH
Monsieur ...

GARDEFEU
Ce baron et cette baronne, ils ne te connaissent pas ...

JOSEPH
Pas du tout; ils ont envoyé une dépêche à l'hôtel, et c'est moi que l'on a chargé ...

GARDEFEU
Rien ne s'opposerait alors à ce que je poisse ta place ...

JOSEPH
Rien du tout, si j'y consentais ...

GARDEFEU
Et tu y consentiras, bon Joseph, moyennant une honnête rétribution.

JOSEPH
Soit, monsieur. Je vous céderai mon baron et ma baronne, contre indemnité ...

GARDEFEU
Le baron ... le baron ... je n'y tiens pas ... Je ne pourrais pas prendre la baronne seulement?

JOSEPH
Oh! non, monsieur ... c'est un lot, il faut tout prendre ou rien.

GARDEFEU
Va pour le lot, je prends tout, mais comment les reconnaîtrai je?

JOSEPH
C'est mon affaire. Je vais aller dans la gare les recevoir, au sortir du train. Je vous les amène et vous en ferez ce que vous voudrez.

GARDEFEU
Va, bon Joseph, va, je serai leur guide.

JOSEPH.
Décidément?

GARDEFEU
Oui, décidément.

JOSEPH.
Eh bien, alors, voici une lettre qu'on a envoyée pour la baronne au Grand-Hôtel. Vous aurez à la remettre.

GARDEFEU
Va me chercher mes Suédois.

JOSEPH
J'y vais, monsieur, j'y vais.

Il sort


SCÈNE VIII

GARDEFEU
seul
Comme c'est drôle! une femme que je ne connais pas, et je suis ému en l'attendant!

I
Ce que c'est pourtant que la vie,
J'étais l'amant de Métella,
La coquine me plante là.
Ce que c'est pourtant que la vie,
Je croyais l'aimer et voilà
Qu'en un quart d'heure je l'oublie.
Ce que c'est pourtant que la vie,
J'étais l'amant de Métella.

II
Je vais conduire une Suédoise
A travers le monde élégant,
Je me fais guide maintenant.
Je vais conduire une Suédoise.
Il faut tâcher d'être amusant
Et de divertir ma bourgeoise.
Je vais conduire une Suédoise
A travers le monde élégant.

III
Si cette baronne est jolie,
Je sais où je la veux mener,
Et cela peut se deviner.
Si cette baronne est jolie,
Je compte bien la promener
Dans le sentier de la folie.
Si cette baronne est jolie,
Je sais où je la veux mener.

Ah! par exemple! si la baronne n'est pas jolie ou si elle a soixante ans, je la recampe à Joseph, et c'est lui qui la promènera.

Entre Joseph, suivi du baron et de la baronne


SCÈNE IX
Gardefeu, Joseph, le baron, la baronne.
La baronne est voilée


JOSEPH
avec précipitation
Les voici, monsieur, les voici.

GARDEFEU
Bien, mais ne t'en va pas encore. Il faut d'abord que je sache si ces Suédois me conviennent.
Entrent le baron et la baronne
Le mari est bien, mais c'est la femme qu'il faut voir.

JOSEPH
Voici votre guide, monsieur le baron ...
à Gardefeu
Raoul, voici vos voyageurs!

La baronne lève son voile

GARDEFEU
à part
Qu'elle est jolie!
à Joseph
Ah! c'est bien, va-t-en, Joseph. va-t-en! je serai leur guide!

Joseph sort


SCÈNE X
Le baron, la baronne, Gardefeu

LE BARON
à Gardefeu
Kanner ni Paris och kan alpaga mein nicht Krrrrr ...

GARDEFEU
à part
Sacrebleu! je n'avais pas pensé à cela.

LA BARONNE
s'approchant de Gardefeu
Kanner ni Paris och kan alpaga mein nicht Krrrrr ...

GARDEFEU
à part
Je ne comprends pas davantage, mais c'est plus doux.

LE BARON,
à la baronne à part
Comment allons-nous faire? ce guide ne parle pas le suédois ...

LA BARONNE
Si nous lui parlions français.

LE BARON
C'est une idée, une idée de rien et elle ne me serait pas venue.

LA BARONNE
à Gardefeu
Dites-moi, mon ami.

GARDEFEU
Allons, bon! voilà que je comprends le suédois, maintenant!

LA BARONNE
Vous connaissez bien Paris, au moins?

GARDEFEU
à part
Eh! non, c'est du français ...
haut avec transport
Si je connais Paris, madame la baronne! je crois bien!

Trio

GARDEFEU
Jamais, foi de cicérone,
La moderne Babylone
N'aura vu, soyez-en sûrs,
Dans ses murs,
Étrangers mieux promenés,
Mieux guidés,
Pilotés,
Amusés,
Dirigés,
Hébergés,
Mieux lotis,
Divertis,
Réjouis,
Éblouis,
Et pour cela paîrez
Monsieur, ce que vous voudrez!

LE BARON
On vous paiera
Ce qu'il faudra.

GARDEFEU
Ah! ne parlons pas de cela,
Et laissons-là cette misère.
Nous nous entendrons ...

LE BARON
Je l'espère.

LA BARONNE
On vous paiera
Ce qu'il faudra.

GARDEFEU
Un pareil mot doit me suffire.
Dites-moi, maintenant où je dois vous conduirs.

LE BARON
Moi, je voudrais voir les théâtres,
Pas ceux où l'on s'embête, mais
Ceux où des actrices folâtres
Offrent aux regards mille attraits.

GARDEFEU
Soit, monsieur, nous irons-là,
Et vous verrez tout cela.

LE BARON
Eh! quoi, vraiment, nous irons-là?

GARDEFEU
Oui, vous verrez tout cela!

LA BARONNE
Je veux, moi, dans la capitale
Voir les divas qui font fureur,
Voir la Patti dans Don Pasquale,
Et Thérésa dans le Sapeur!

GARDEFEU
Madame, oui, nous irons-là,
Et vous verrez tout cela.


Ensemble

GARDEFEU
Je serai votre guide
Dans la ville splendide,
Vous visiterez tout
Et vous irez partout.

LE BARON ET LA BARONNE
Vous serez notre guide
Dans la ville splendide,
Nous visiterons tout
Et nous irons partout!

LE BARON
prenant Gardefeu à part
Il est certaines choses
Que je voudrais voir ... parlons bas ...
Sur ce point il faut, et pour causes,
Que ma femme n'entende pas!

GARDEFEU
bas
Ah! vous êtes un gros farceur!

LE BARON,
bas
Oh! c'est en tout bien, tout honneur!

LA BARONNE
prenant Gardefeu à part
J'ai deux ou trois courses à faire,
A faire seule, parlons bas ...
Sur ce point il est nécessaire
Que mon mari n'entende pas.

GARDEFEU
à part
Eh! la baronne me fait peur!

LA BARONNE
bas
Oh! c'est en tout bien, tout honneur!

GARDEFEU
au baron et à la baronne
Ne craignez rien,
Tout ira bien,
Allez, allez,
Vous en verrez
Plus encor que vous ne pensez!

Reprise de l'ensemble

GARDEFEU
Je serai votre guide, etc., etc.

LE BARON ET LA BARONNE
Vous serez notre guide, etc.

GARDEFEU
Et maintenant, partons.

LE BARON
Mais nos bagages ... allez les prendre, voici le bulletin.

GARDEFEU
Oh! les bagages ... on pourrait à la rigueur ...

LE BARON
Comment, on pourrait.

GARDEFEU
Vous y tenez à vos bagages ...

LE BARON
Comment, si j'y tiens ... La baronne qui a quarante-quatre caisses ...

GARDEFEU
Eh bien, je vais aller les chercher ... attendez-moi, ne partez pas sans moi.

LA BARONNE
Il n'y a pas de danger, puisque vous êtes notre guide.

GARDEFEU
Au fait, c'est vrai, puisque je suis votre guide! Mais cela ne fait rien. Il y a encore quelque chose de plus sûr. Venez avec moi. Ne me quittez pas. Je serai plus tranquille.

Il sort

LE BARON
Il est zélé, ce garçon. Je crois bien, chère amie, que nous allons avoir un excellent guide.

Ils sortent à droite, et en sortant se mettent à parler
en suédois



SCÈNE XI
Le Brésilien, Voyageurs, diversement et bizarrement
accontrés. Puis le baron, la baronne et Gardefeu.
Entrée de voyageurs



Finale

ENSEMBLE
A Paris nous arrivons en masse,
A Paris nous nous précipitons!
A Paris, il faut nous faire place
A Paris nous nous ruinerons.

Entre le Brésilien, suivi de deux petits nègres portant des sacs et des valises

LE BRÉSILIEN
Je suis Brésilien, j'ai de l'or,
Et j'arrive de Rio-Janeire
Plus riche aujourd'hui que naguère,
Paris, je te reviens encor!
Deux fois je suis venu déjà,
J'avais de l'or dans ma valise,
Des diamants à ma chemise,
Combien a duré tout cela?
Le temps d'avoir deux cents amis
Et d'aimer quatre ou cinq maîtresses,
Six mois de galantes ivresses,
Et plus rien! ô Paris! Paris!
En six mois tu m'a tout raflé,
Et puis, vers ma jeune Amérique,
Tu m'as, pauvre et mélancolique,
Délicatement remballé!
Mais je brûlais de revenir,
Et là-bas, sous mon ciel sauvage,
Je me répétais avec rage:
Une autre fortune ou mourir!
Je ne suis pas mort, j'ai gagné
Tant bien que mal, des sommes folies,
Et je viens pour que tu me voles
Tout ce que là-bas j'ai volé!
Ce que je veux de toi, Paris,
Ce que je veux, ce sont tes femmes,
Ni bourgeoises, ni grandes dames,
Mais les autres ... l'on m'a compris!
Celles que l'on voìt étalant,
Sur le velours de l'avant-scène,
Avec des allures de reine,
Un gros bouquet de lilas blanc:
Celles dont l'œil froid et calin
En un instant jauge une salle,
Et va cherchant de stalle en stalle
Un successeur à ce gandin,
Qui plein de chic, mais indigent,
Au fond de la loge se cache,
Et dit, en mordant sa moustache
Où diable trouver de l'argent?
De l'argent! Moi j'en ai! Venez!
Nous le mangerons, mes poulettes,
Puis après, je ferai des dettes.
Tendez vos deux mains et prenez!
Hurrah! je viens de débarquer,
Mettez vos faux cheveux, cocottes!
J'apporte à vos blanches quenottes
Toute une fortune à croquer!
Le pigeon vient! plumez, plumez ...
Prenez mes dollars, mes bank-notes,
Ma montre, mon chapeau, mes bottes,
Mais dites moi que vous m'aimez!
J'agirai magnifiquement,
Mais vous connaissez ma nature,
Et j'en prendrai, je vous le jure
Oui, j'en prendrai pour mon argent.
Je suis Brésilien, j'ai de l'or,
Et j'arrive de Rio-Janeire
Vingt fois plus riche que naguère,
Paris, je te reviens encor!

Reprise du Choeur

Paris! Paris! Paris! etc., etc.

Rentrent le baron, la baronne et Gardefeu

LE BRÉSILIEN, LE BARON, LA BARONNE ET GARDEFEU
Entrons, entrons dans la fournaise,
Entrons, voici le grand moment.
Pour les gens qui sont à leur aise,
Paris est un endroit charmant!

QUATRE EMPLOYÉS DE L'OCTROI
parlé
N'avez-vous rien à déclarer?

TOUS
Non, rien ...
Choeur général
Nous venons,
Arrivons,
De tous les pays du monde,
Par la terre ou bien par l'onde.
Italiens,
Brésiliens,
Japonais,
Hollandais,
Espagnols,
Romagnols,
Égyptiens,
Péruviens.
Nous venons,
Arrivons!
De tous les pays du monde,
Par la terre ou bien par l'onde,
Nous venons.
Arrivons!
La vapeur nous amène,
Nous allons envahir
La cité souveraine,
Le séjour du plaisir.
On accourt, on s'empresse,
Pour connaître, ô Paris,
Pour connaître l'ivresse
De tes jours, de tes nuits.
Tous les étrangers ravis
Vers toi s'élancent Paris!
Nous allons chanter,
Nous allons crier,
Nous allons souper,
Nous allons aimer,
Oh! mon Dieu, nous allons tous
Nous amuser comme des fous.
La vapeur nous amène,
Etc., etc.
Tous les étrangers ravis.
Vers toi s'élancent Paris,
Paris! Paris!

Tableau
Le chœur fait placé au Brésilien. Gardefeu montre le chemin au baron et a la baronne


ACTE DEUXIÈME

Un salon chez Gardefeu. – Portes au fond, à droite et
à gauche


SCÈNE PREMIÈRE
Alphonse, puis Frick, puis Gabrielle


ALPHONSE
Ah çà! mais, le train de Trouville est en retard, il paraît ... Monsieur m'avait dit qu'il rentrerait tout de suite ...
On sonne
Ah! c'est lui ...
Il ouvre la porte du fond
Non, c'est Frick, le bottier.

FRICK
paraît, portant à la main une paire de bottes d'homme et une de femme. – Accent allemand très-prononcé
Oui, c'est moi.

ALPHONSE
Bonjour, monsieur Frick. M. de Gardefeu n'est pas ici, mais il va rentrer.

FRICK
Mon ami ...

ALPHONSE
Qu'est-ce que c'est?

FRICK
Je vous en prie, laissez-moi ...

ALPHONSE
Comment?

FRICK
J'ai eu la bonne fortune de rencontrer mademoiselle Gabrielle, la gantière, dans l'escalier; elle vient ici. – J'ai quelque chose à lui dire ... Je vous en prie, laissez-moi.

ALPHONSE
Voyez-vous ça?

FRICK
Je vous en prie ... laissez-moi.. Je vous ferai des bottes ... pour rien ... de belles bottes ...

ALPHONSE
Oh! alors ... je vous laisse ...
Il sort

FRICK
Gabrielle ... la gantière ... la jolie gantière.

Duo

FRICK
Entrez! entrez, jeune fille à l'œil bleu!
Chez l'homme adoré des cocottes,
Monsieur Raoul de Gardefeu,
Vous apportez des gants, moi j'apporte des bottes!

GABRIELLE
Oui, j'apporte des gants.

FRICK
Moi, j'apporte des bottes,
L'aimable gantière!

GABRIELLE
Ah! le beau bottier!

FRICK
La noble carrière!

GABRIELLE
Le joli métier!
Je suis des premières.

FRICK
Je suis des premiers.

GABRIELLE
Parmi les gantières!

FRICK
Parmi les bottiers!
Ensemble
Voilà la gantière!
Voilà le bottier!
On peut-être fière,
On peut-être altier,
Quand on est gantière,
Quand on est bottier!
Reprise
L'aimable gantière, etc., etc.

FRICK
C'est la botte
Qui dénote
L'homme vraiment élégant,
C'est la botte!

GABRIELLE
Nul jeune homme
N'est en somme,
Dans le monde bien noté
S'il n'est finement ganté.

FRICK
S'il n'est finement botté.
C'est la botte
Qui dénote, etc., etc ...

GABRIELLE
C'est le gant!

FRICK
s'animant
C'est la botte!

GABRIELLE
de même
C'est le gant!

Rondeau

Autrefois plus d'un amant
Tendre et galant,
De sa maîtresse osait voler le gant;
Au plus vite il l'emportait,
Il le cachait,
Et de baisers ardents le dévorait.
Il couvait ce cher trésor
Mieux que son or;
Il l'embrassait et l'embrassait encor.
Et puis, quand on se quittait,
On conservait
Ce gant mignon, souvenir qui restait.
Et plus tard, on le trouvait,
Quand les amours étaient finies,
Dans le fond d'un vieux coffret,
A côté des lettres jaunies.
On gardait nos gants jadis,
En souvenir de nos menottes;
Maintenant nos bons amis
Pourront aussi garder nos bottes,
Et plus tard nos amoureux
Devenus vieux
En rempliront une armoire chez eux;
Tout rêveurs, ils l'ouvriront,
Contempleront,
Et les voyant, ces bottes, ils diront:
Celle-ci, c'était madame
Paméla de Sandoval,
A qui je donnai mon âme,
Par un soir de carnaval.
Celle-là, c'était Denise
La friponne aux blonds cheveux.
Prenant deux bottes de femmes dans les mains de Frick
La comtesse et la marquise,
Les voici toutes les deux.
O transport d'un cœur glacé!
Rêve effacé!
Ces bottes-là c'est tout notre passé!
Et voilà, messieurs, comment
Le sentiment
Peut réunir et la botte et le gant!

FRICK
Vous êtes charmante, il faut que je vous embrasse.

GABRIELLE
se défendant
Non, non!

FRICK
Et si vous voulez, je vous épouse.

GABRIELLE
Vous!

FRICK
Et notez qu'en m'épousant vous n'épouseriez pas un bottier ordinaire.

GABRIELLE
Comment cela?

FRICK
Je ne fais pas seulement des bottes pour les messieurs, moi, mais je fais aussi des bottes pour les dames.

GABRIELLE
Vraiment, monsieur Frick?

FRICK
Des bottes ... des petites bottes ... quand je dis des petites bottes, je veux dire des grandes bottes ...

GABRIELLE
Eh bien?

FRICK
Je vous en ferai moi des grandes bottes ...
Voulez-vous que je vous prenne mesure? ...
Venez, je vais vous prendre mesure.

GABRIELLE
Mais je ne veux pas.

FRICK
Moi ... je veux absolument ... je vais vous prendre mesure.

Entre Alphonse


SCÈNE II
Les Mêmes, Alphonse

ALPHONSE
Voilà M. de Gardefeu. Il ne peut vous parler maintenant. Il vous parlera tout à l'heure ... entrez là ...

FRICK
à Gabrielle
Je vais vous prendre mesure.

GABRIELLE
Mais non! ... mais non! ...

FRICK
Si fait!

ALPHONSE
Entrez, entrez donc!

Il les pousse et les fait entrer dans une pièce à gauche


SCÈNE III
Gardefeu, Alphonse


GARDEFEU
entrant
Alphonse!

ALPHONSE
Monsieur!

GARDEFEU
Descends et aide les gens qui sont en bas à monter les bagages!

ALPHONSE
Les bagages!

GARDEFEU
Eh! oui, les bagages ... dépêche-toi!
Alphonse sort



SCÈNE IV

GARDEFEU
seul
Je leur ai dit qu'ils étaient au Grand-Hôtel, et je les ai amenés chez moi. Elle est très-jolie, la Suédoise, et je la tiens. L'important est de la garder. Où en sont-ils, ce mari et cette femme? Je vais risquer une épreuve.

Entrent le baron, la baronne, Alphonse et une femme de chambre


SCÈNE V
Gardefeu, le baron, la baronne, Alphonse, une
femme de chambre


LE BARON
C'est très-bien ici ... c'est très-bien ...

GARDEFEU
Alphonse?

ALPHONSE
Monsieur?

GARDEFEU,
à Alphonse
Prenez les bagages qui sont à monsieur, et portez-les là ...Ce sera votre chambre, monsieur le baron.
Il désigne une porte à gauche

LE BARON
Très-bien!

Alphonse sort

GARDEFEU
à la femme de chambre, désignant une porte à droite
Et vous, mademoiselle, faites porter là ce qui est à madame ... Ce sera votre chambre, madame! Ici, M. le baron, et là, madame la baronne.
La femme de chambre sort

LE BARON
Parfaitement.

LA BARONNE
avec effusion
Merci, monsieur!
à part
Ce garçon a de l'esprit.
Elle entre à droite

GARDEFEU
à part
Voilà où ils en sont ... Je ne suis pas fâché de le savoir.


SCÈNE VI
Gardefeu, le baron

GARDEFEU
Et vous, monsieur le baron, vous n'entrez pas?

LE BARON
Tout à l'heure ... tout à l'heure! ... Dites-moi donc ...

GARDEFEU
Quoi, monsieur le baron?

LE BARON
Vous m'avez dit que j'étais au Grand-Hôtel; il est tout petit cet hôtel! ...

GARDEFEU
Mais oui ... vous êtes dans un des petits hôtels du Grand-Hôtel.

LE BARON
Je ne comprends pas bien.

GARDEFEU
C'est fort simple: le Grand-Hôtel étant plein, l'administration a dû acheter une foule de petits hôtels pour y loger les voyageurs. C'est dans un de ces petits hôtels que se trouve logé monsieur le baron.

LE BARON
Ah! l'administration a dû acheter? ...

GARDEFEU
Mais oui, monsieur, mais oui, et il est bien probable que, Paris devenant de plus en plus une ville d'étrangers, dans la suite des temps, le Grand-Hôtel finira par envahir la ville tout entière. Alors, on ne demeurera plus à Paris, mais selon la fortune qu'on aura, on viendra à Paris passer quelque temps pour faire de bons dîners, aller au théâtre ...

LE BARON
Et présenter ses hommages à de petites femmes ...

GARDEFEU
froidement
Oui, monsieur le baron.

LE BARON
Je ne voudrais pas quitter Paris sans avoir présenté mes hommages à une de ces petites femmes.

GARDEFEU
à part
Ah! ah! je te vois venir. Mais ...

LE BARON
Il y a un de mes amis, le baron de Frascata ...

GARDEFEU
se rappelant confusément ce nom
Frascata! ...

LE BARON
Il a connu à Paris une jeune dame qui jouait la comédie ... une certaine Métella ...

GARDEFEU
Ah! j'y suis, je m'en étais toujours douté ...

LE BARON
Vous dites? ...

GARDEFEU
Je dis que je le savais ...

LE BARON
Et il m'a donné une lettre de ... recommandation pour elle. Savez-vous où elle demeure?

GARDEFEU
Si je sais où demeure Métella! ...

LE BARON
Comment le savez-vous?

GARDEFEU
Nous autres guides ...

LE BARON
Eh bien! vous lui ferez parvenir cette lettre.

GARDEFEU
Tout de suite?

LE BARON
Oui, le plus vite possible ... car ...

Couplets
I
Dans cette ville toute pleine
De plaisir, de joie et d'amour,
Dans cette ville souveraine
Je ne ferai qu'un court séjour!
J'y resterai trois mois peut-être!
Or, trois mois, c'est bien peu, je crois,
Surtout quand on veut tout connaître!
Aussi, je veux, dans ces trois mois,
Je veux m'en fourrer jusque-là,
Portez la lettre à Métella,
Je veux m'en fourrer jusque-là!

II
Mon père, un gentilhomme austère,
Tint ma jeunesse avec rigueur.
Il ne comprenait rien, mon père,
Aux exigences de mon cœur!
J'ai dû garder ma robe blanche
Jusqu'à mon mariage, mais
Je prétends prendre ma revanche;
C'est le moment, ou bien jamais!
Je veux m'en fourrer jusque-là! ...
Portez la lettre à Métella,
Je veux m'en fourrer jusque-là ...

GARDEFEU
à part
Il est enragé.
haut
C'est entendu, monsieur, je ferai porter cette lettre.

LE BARON
C'est très-bien! A quelle heure dîne-t-on?

GARDEFEU
Mais à l'heure que vous voudrez.

LE BARON
Comment, à l'heure que je voudrai ...

GARDEFEU
Sans doute!

LE BARON
Il n'y a donc pas de table d'hôte?

GARDEFEU
Vous tenez à dîner à table d'hôte?

LE BARON
Mais certainement, je voyage pour m'amuser ... je n'ai pas envie de dîner en tête-à-tête avec la baronne.

GARDEFEU
à part
Oh! j'aime ce mot!

LE BARON
Et puis, je veux voir du monde, observer, rire ... et s'il n'y a pas de table d'hôte ici, je m'en vais.

GARDEFEU
à part
Comment, il s'en va! ...
haut
Ne vous en allez pas ... il y en aura une ... il faut qu'il y en ait une à tout prix!

LE BARON
A la bonne heure! Mais qu'est-ce que vous entendez par ces mots: à tout prix?

GARDEFEU
J'entends que l'on peut payer plus ou moins ... si l'on prend des suppléments, par exemple ...

LE BARON
C'est juste! A propos de prix ... qu'est-ce que je vais dépenser ici?


GARDEFEU
Combien de personnes êtes-vous?

LE BARON
Quatre: la baronne et moi, la femme de chambre et le domestique.

GARDEFEU
à part
Comment, je vais lui prendre de l'argent pour ... oh! c'est indigne!

LE BARON
Eh bien, ça me coûtera? ...

GARDEFEU
à part
Prenons-lui en très-peu, au moins.

LE BARON
à part
J'irai bien jusqu'à cent, cent vingt francs par jour.
haut
Eh bien?

GARDEFEU
Eh bien! mais ça sera dix-francs!

LE BARON
Dix francs!

GARDEFEU
Aimez-vous mieux cent sous?

LE BARON
Par tête?

GARDEFEU
Non, pour tout le monde!

LE BARON
C'est bien bon marché! Comment pouvez-vous vous en tirer?

GARDEFEU
Oh! je vais vous dire ... c'est une compagnie ... moi, je suis employé ... j'ai un traitement fixe ... alors, ça m'est bien égal ... si la compagnie fait de mauvaises affaires ... ça regarde ceux qui ont des actions ... vous devez comprendre que je n'en ai pas, moi; j'ai un traitement fixe. Je ne tiens qu'à une chose: c'est à ce que mes voyageurs soient de bonne humeur. Pour cela, je les fais payer très- peu ... ainsi, je vous ai dit cent sous ... voulez-vous que ce soit quatre francs? ... trois francs dix sous ...

LE BARON
Non! non! je ne veux pas lésiner ... pour une pièce de quinze sous ...

GARDEFEU
C'est entendu, alors ...

LE BARON
à part
Et on dit que la vie est chère à Paris!
haut
A quelle heure la table d'hôte?

GARDEFEU
La table d'hôte?

LE BARON
Eh bien, oui, la table d'hôte.

GARDEFEU
Ah! c'est vrai, je n'y pensais plus ... à sept heures, la table d'hôte ... à sept heures ... Voulez-vous huit heures? voulez-vous neuf heures?

LE BARON
Non! non! vous avez dit sept heures. C'est très-bien ... J'entre dans ma chambre et je vais m'habiller! Et que le dîner soit bon, parce que ... je veux m'en fourrer jusque-là.

Il sort en fredonnant le refrain


SCÈNE VII

GARDEFEU
seul
Une table d'hôte! ... On peut tenir vingt dans ma salle à manger, à la rigueur ... mais il faudrait trouver des gens pour cette table d'hôte ... où en trouverai-je?

Entre Gabrielle poursuivie par Frick


SCÈNE VIII
Gardefeu, Frick, Gabrielle

GABRIELLE
s'enfuyant
Ah!

GARDEFEU
Qu'est-ce que c'est, monsieur Frick.

GABRIELLE
Voulez-vous bien me laisser, monsieur Frick? ...

FRICK
J'apporte vos bottes.

GABRIELLE
Et moi vos gants.

GARDEFEU
avec éclat
Ah! quelle idée!

FRICK
Quoi donc?

GARDEFEU
Mes amis, écoutez-moi ... vous ne remarquez pas une chose ... c'est que nous n'avons jamais dîné ensemble ...

FRICK
Tiens, c'est vrai!

GABRIELLE
Jamais! jamais!

FRICK
Mais quand vous voudrez ...

GARDEFEU
Aujourd'hui, ça vous va-t-il?

FRICK
hésitant
Aujourd'hui?

GARDEFEU
Serais-tu déjà invité?

FRICK
Non ... aujourd'hui, ça va.

GARDEFEU
Très-bien! mais ce n'est pas tout, vous devez avoir des amis et des amies?

FRICK
Sans doute!

GARDEFEU
Eh bien, si vous profitiez de l'occasion pour amener une dizaine des uns et des autres?

FRICK
Je veux bien, moi.

GABRIELLE
Je ne demande pas mieux.

GARDEFEU
Et puis, si vous voulez, pour que ce soit tout à fait drôle ... au lieu de garder vos noms, vous prendrez ceux de vos clients et clientes. Mais, j'y pense, une table d'hôte! il n'y a pas de table d'hôte sans major! Il me faudrait absolument un major!
A Frick
Vous rappelez-vous celui dont je vous ai procuré la pratique?

FRICK
Parfaitement; il ne m'a pas payé ... je l'ai fait saisir, et j'ai fini par en tirer une vieille redingote à brandebourgs.

GARDEFEU
C'est tout ce qu'il faut. Ce soir, vous mettrez cette redingote, et vous serez le major Èdouard.

FRICK
Le major ... mais je ne saurai pas faire le major ...

GARDEFEU
Bah! une fois que vous aurez la redingote ... et les brandebourgs surtout! ... Il me faudrait aussi la veuve d'un colonel.

GABRIELLE
J'en connais une, et si vous voulez, je me chargerai du rôle.

GARDEFEU
Voilà qui est entendu alors ... vous serez le major ... vous serez, vous, la veuve du colonel. A sept heures, revenez! ...

FRICK ET GABRIELLE
A sept heures!

Frick et Gabrielle sortent

GARDEFEU
Ça va très-bien, j'aurai ma table d'hôte ...

Entre Bobinet, il a l'air navré, il traverse la scène et
va tomber avec accablement sur un fauteuil



SCÈNE IX
Gardefeu, Bobinet

GARDEFEU
Qu'est-ce que tu as, toi?

BOBINET
Et moi qui m'étais décidé à aller chez les femmes du monde parce que je n'avais plus le sou! ... Ah! mon ami! J'arrive de la rue de Varennes ...

GARDEFEU
La petite comtesse de la Roche-Trompette n'était pas chez elle ...

BOBINET
Elle y était ...

GARDEFEU
Elle ne t'a pas bien reçu? ...

BOBINET
Elle m'a presque sauté au cou.

GARDEFEU
Eh bien, alors ...

BOBINET
Je revenais aux femmes du monde parce que je commençais à trouver que les autres coûtaient trop cher ... Eh bien! sais-tu ce qu'elle m'a dit, la comtesse Diane? ... elle m'a dit ... mon ami, vous pouvez me sauver, j'ai absolument besoin de cinquante mille francs.

GARDEFEU
Oh!

BOBINET
Prêtez-les moi, je vous les rendrai jeudi soir, à sept heures dix minutes; je lui ai répondu: Comtesse, vous les aurez dans deux heures, et je suis parti.

GARDEFEU
Comment tu vas? ...

BOBINET
Moi ...mais je n'ai pas le sou.

GARDEFEU
Eh bien alors tu n'aurais pas dû promettre.

BOBINET
Ça l'a rendue si heureuse ... c'est un bonheur qui ne durera que deux heures ... mais enfin, c'est toujours ça ...
Avec fureur
Ah! les femmes du monde! ...

GARDEFEU
N'en dis pas de mal ... il y a là ... une baronne suédoise ... que j'ai trouvée à la gare ...

BOBINET
Oui, je sais, ton domestique vient de me prévenir ... j'aurais bien ri si j'avais été moins triste.

GARDEFEU
Tu es triste? ...

BOBINET
Je suis navré, profondément navré!

GARDEFEU
Tant pis! si tu avais été gai, tu aurais pu me rendre service.

BOBINET
Ah! mon ami, que veux-tu, tu me prends dans un mauvais moment ... Cependant pour un ami ... Si j'avais été gai ... distu ... Attends un peu.
Il se chatouille et se met à rire d'un rire forcé
Ah! ah! ah!
Puis ensuite très-froidement
Je suis gai, maintenant je suis gai.

GARDEFEU
Comment il ne te faut que ça.

BOBINET
Pas autre chose.

GARDEFEU
Eh bien, ce soir, pour garder ici le baron et la baronne de Gondremarck, j'ai improvisé une table d'hôte. Demain, pour que la femme restât seule ici et que le baron restât dehors tard, très-tard ... il faudrait ...

BOBINET
Il faudrait? ...

GARDEFEU
Eh! je ne sais pas ce qu'il faudrait, si je le savais! ...

BOBINET
Ce soir, une table d'hôte, m'as-tu dit?

GARDEFEU
Oui! ...

BOBINET
Mieux que cela, moi, demain, la même idée plus en grand, |une fête de nuit dans l'hôtel de Quimper-Karadec en l'honneur de ton Suédois.

GARDEFEU
Ah! se serait superbe! mais comment feras-tu?

BOBINET
Ma tante, la douairière de Quimper-Karadec, est absente ... L'hôtel est à ma disposition ... Il y a dans l'hôtel, avec moi, deux domestiques, Prosper et Urbain, deux drôles qui ont un esprit du diable. Il y a la femme de chambre et les six nièces du concierge. Voilà les invités ... Comme c'est heureux que le frère du concierge ait eu ces six enfants-là? Nous n'aurions pas eu d'invités sans cela ... Envoie-moi ton baron ...

GARDEFEU
Et tu le retiendras très-tard à la fête ...

BOBINET
Dame! ce sera l'affaire de ces dames ...

GARDEFEU
Ah! mon ami, tu me sauves! ...

BOBINET
Tu ne m'as demandé que de la gaieté, toi ... Si madame de la Roche-Trompette ne m'avait demandé que ça ... Ah! les femmes du monde!

Entre la baronne

GARDEFEU
à Bobinet
Chut!


SCÈNE X
Gardefeu, Bobinet, la baronne

LA BARONNE
à Gardefeu
Quel est ce monsieur?

BOBINET
bas à Gardefeu
Présente-moi ...

GARDEFEU
à la baronne
Oh! madame la baronne, ce n'est rien du tout.

BOBINET
piqué
Comment ...

GARDEFEU
C'est l'horloger de l'hôtel ... c'est lui qui remonte les huit cents pendules du Grand-Hôtel ...
Poussant Bobinet vers la porte
Allez, mon ami, allez ...

BOBINET
Mon Dieu, oui, madame, je suis l'horloger du Grand-Hôtel ...
Il va à la cheminée, prend la pendule d'une main et de l'autre la remonte très-vivement
Voyez-vous, madame, on a tort de se faire un monde de ces sortes de choses ... Rien de plus simple ... Il n'y a qu'à tourner jusqu'à ce qu'on rencontre une petite résistance.
Le grand ressort se casse avec un bruit effroyable
Vous voyez, madame, j'ai rencontré la petite résistance.
Il salue et sort en emportant la pendule


SCÈNE XI
Gardefeu, la baronne

LA BARONNE
Monsieur! ...

GARDEFEU
Madame ...

LA BARONNE
Voici ce que j'ai trouvé dans une coupe sur la cheminée!

GARDEFEU
Quoi donc, madame? ...

LA BARONNE
Cinq bagues tres-jolies, ma foi ...

GARDEFEU
Ah! c'est vrai ... c'est à ...

LA BARONNE
C'est à ...

GARDEFEU
A la personne qui logeait là avant vous, madame.

LA BARONNE
Ah! il y avait une dame? ...

GARDEFEU
Oui!

LA BARONNE
Jolie? ...

GARDEFEU
Très-jolie ...

LA BARONNE
Il y avait un monsieur aussi? ...

GARDEFEU
Comment?

LA BARONNE
Oui, car j'ai trouvé ce billet ... Oh! je n'ai lu que le premier ... mot ... Mon cher Raoul!

GARDEFEU
Raoul, c'est mon nom ...

LA BARONNE
Comment, c'est à vous? ...

GARDEFEU
changeant de ton et amèrement
A moi, non pas, madame, non pas! ... Cette lettre est adressée à un autre Raoul ... Est-ce qu'on m'écrirait
une lettre comme cela à moi? ... Est-ce qu'on peut m'aimer, moi?..
Regard étonné de la baronne ... Gardefeu s'arrête et changeant de ton
Si vous le voulez, madame, je ferai remettre à cette personne les bagues et la lettre.

LA BARONNE
C'est entendu ...


SCÈNE XII
Les mêmes, Métella

ALPHONSE
entrant
Monsieur, monsieur! ...

GARDEFEU
Qu'est-ce que c'est?

ALPHONSE
Mademoiselle Métella, monsieur ...

GARDEFEU
Métella!

LA BARONNE
Eh bien! monsieur, qu'arrive-t-il encore?

GARDEFEU
Mais rien du tout, madame, rien du tout.

Métella entre par le fond


MÉTELLA,
à part
Qu'est-ce que je vois?

GARDEFEU
essayant de se remettre
Tenez, madame, voici justement la personne qui logeait là avant vous.

LA BARONNE
saluant
Madame ...

MÉTELLA
saluant
Madame ...

LA BARONNE
J'ai trouvé divers objets qui vous appartenaient madame ... et je viens de charger monsieur de vous les remettre.

MÉTELLA
à part
Par exemple!

LA BARONNE
Je rentre chez moi ...

MÉTELLA
à part
Chez elle!

LA BARONNE
A quelle heure le dîner?

GARDEFEU
A sept heures ...

LA BARONNE
saluant
Madame.

MÉTELLA
de même
Madame ...
La baronne entre chez elle



SCÈNE XIII
Métella, Gardefeu

MÉTELLA
Eh bien! mais, dites donc, je venais pour vous donner une explication ... Il me semble que je ferais bien de commencer par vous en demander une.

GARDEFEU
A quoi bon?

MÉTELLA
Si j'y tenais pourtant ...

GARDEFEU
Je vous dirais que je suis tombé dans la misère, et qu'alors l'idée m'est venue de louer mon hôtel en garni et de me faire guide.

MÉTELLA
Guide!

GARDEFEU
Oui, il y a ici un baron et une baronne, je suis leur guide.

MÉTELLA
Ah! enfin!

GARDEFEU
Voilà mon explication ... à votre tour ... Quel était ce monsieur tout à l'heure à la gare? ...

MÉTELLA
A quoi bon? ... c'est fini nous deux ...

GARDEFEU
Oui, c'est fini!

MÉTELLA
Alors, je trouve bien inutile ...

GARDEFEU
C'est vrai ... voilà vos bagues ...

MÉTELLA
Il n'y en a que cinq?

GARDEFEU
Est-ce que vous en avez laissé plus?

MÉTELLA
Je ne sais pas ... je croyais ...

GARDEFEU
Vous avez raison ... il y en avait six; nous retrouverons la sixième.

MÉTELLA
Était-ce une bague? ... c'était un bracelet peut-être!

GARDEFEU
Comme vous voudrez ....

MÉTELLA
Un bracelet alors, avec des émeraudes ...

GARDEFEU
Avec des émeraudes ...

MÉTELLA
Adieu, alors!

GARDEFEU
Non, pas encore adieu!

MÉTELLA
Comment?

GARDEFEU
J'ai une lettre pour vous.

MÉTELLA
Une lettre de qui? ...

GARDEFEU
Du baron de Frascata ...

MÉTELLA
se souvenant vaguement de ce nom et cherchant ce qu'il lui rappelle
Le baron de Frascata ...

GARDEFEU
Celui qui l'hiver dernier ... Je m'en étais toujours douté!

MÉTELLA
Mais puisque je vous jure ...

GARDEFEU
Eh! à quoi bon maintenant?

MÉTELLA
Tu es bête! ... Et à quel propos m'écrit-il, ce baron de Frascata?

GARDEFEU
Mais lisez, vous allez voir.

MÉTELLA
lisant
Vous souvient-il, ma belle,
D'un homme qui s'appelle
Jean-Stanislas, baron de Frascata?

En la saison dernière,
Quelqu'un, sur ma prière,
Dans un grand bal, chez vous me présenta!
Je vous aimai, moi, cela va sans dire!
M'aimâtes-vous? je n'en crus jamais rien;
Vous le disiez, mais avec quel sourire!
De l'amour, non! mais ça le valait bien!
Ça dura six semaines,
Qui furent toutes pleines
Des passe-temps les plus extravagants!
Les verres qui se brisent,
Et les lèvres qui disent
Un tas de mots cavaliers et fringants!
Ah! le bon temps! six semaines d'ivresses!
Les longs soupers, les joyeuses chansons!
Et vous surtout, la perle des maîtresses,
Vous avant tout ... mais sur ce point glissons!
Vous dirai-je, ma mie,
Qu'à présent je m'ennuie
Comme un perdu dans le fief paternel,
Et que ma seule joie,
Dans le noir que je broie,
Est de rêver d'un boudoir bleu de ciel!
Si vous saviez comme c'est chose rare,
Que le plaisir dans notre froid pays,
Si vous saviez surtout ... mais je m'égare,
N'oublions pas pourquoi je vous écris!

Un digne gentilhomme,
Mon ami, que l'on nommo
De Gondremark, s'en va demain matin.
Son caprice l'entraîne,
Vers les bords de la Seine.
Je crois qu'il veut s'y divertir un brin.
Or, tout à l'heure, il m'a pris pour me dire:
Où dois-je aller pour m'amuser, mais là!
Moi souriant ... pardonnez ce sourire,
J'ai répondu: Va-t'en chez Métella!
Écoutez ma prière,
Recevez-le, ma chère;
Comme autrefois, soyez bonne aujourd'hui!
Prenez pour le séduire,
Votre plus doux sourire,
Je vous réponds absolument de lui.
Je vous l'envoie, et quand plus tard, ma belle,
Il reviendra, car il doit revenir,
O Métella! faites qu'il se rappelle
Tout ce dont moi j'ai le ressouvenir!
En la saison dernière,
Quelqu'un, sur ma prière,
Dans un grand bal, chez vous me présenta.
Vous souvient-il, ma belle
De celui qui s'appelle
Jean-Stanislas, baron de Frascata?

MÉTELLA
Et qu'est-ce que c'est que ce baron de Gondremarck?

GARDEFEU
Mais c'est mon locataire.

MÉTELLA
Allons donc!

GARDEFEU
C'est celui que je dois guider ...

MÉTELLA
Ah! c'est le mari de la dame qui ...

GARDEFEU
Justement ...

MÉTELLA
Elle est jolie ... mes compliments ...

GARDEFEU
Oh! je ne les mérite pas encore ...

MÉTELLA
Tu es bête!
à part
Ah! brigand!

Entre le baron



SCÈNE XIV
Les mêmes, le baron

LE BARON
Me voilà, moi! ...
voyant Métella
Oh!

GARDEFEU
C'est elle!

LE BARON
avec enthousiasme
Ah! c'est elle! ...
très froidement
Qui, elle? ...

GARDEFEU
Métella! ...

LE BARON
Oh! madame ...

MÉTELLA
M. de Gondremarck?

LE BARON
Lui-même!

MÉTELLA,
très digne
Le baron de Frascata était de mes amis, monsieur, et je ne fermerai certes pas ma porte à une personne qui m'est recommandée par lui.

LE BARON
Vous avez lu la lettre? ...

MÉTELLA
Oui ...

LE BARON
Il y a une réponse.

MÉTELLA
très-digne
Mais je pense que vous me ferez l'amitié de venir la chercher chez moi ...
Gondremarck s'approche vivement de Métella, et lui offre le bras
… dans quelques jours ...

LE BARON
affligé
Dans quelques jours! ... Pourquoi dans quelques jours?

MÉTELLA
Parce que je le veux ainsi ...
regardant Gardefeu
Ah je me vengerai ...
Saluant le baron
Monsieur ...

LE BARON
Madame ...
Métella sort


SCÈNE XV
Le baron, Gardefeu

LE BARON
Dans quelques jours! ... j'aurais préféré ... Enfin! ... sept heures moins dix ... dans dix minutes, la table d'hôte!

GARDEFEU
La table d'hôte ... ah! oui.
à part
Mais je l'ai oubliée, moi ... il n'y aura rien du tout pour dîner ...

ALPHONSE
annonçant
Le major Èdouard ...

Entre Frick en major, tournure et physionomie entièrement changées, pantalon large, rédingote verte avec des brandebourgs


SCÈNE XVI
Les mêmes, Frick

GARDEFEU
Ah! voilà les convives qui commencent à arriver! ...

FRICK
bas à Gardefeu
Suis-je bien? ...

GARDEFEU
Vous êtes superbe!
haut
M. le baron, je vous laisse avec le major ... major, je vous laisse avec le baron, je vais m'occuper du dîner.
Il sort

LE BARON
Ainsi vous êtes major? ...

FRICK
Je le suis ...

LE BARON
Mais ... pardonnez-moi cette ignorance, je suis étranger.. Qu'est-ce que c'est au juste qu'un major? ...

FRICK
Un major ...

LE BARON
Oui ...

FRICK
Il y en a de différentes espèces ... Il y a d'abord le major, un brave soldat, un soldat respectable ... Ça n'est pas moi. Il y a aussi le tambour-major ... Ça n'est pas moi non plus. Enfin, il y a le major de table d'hôte …
avec orgueil
Ça c'est moi ...

LE BARON
Ah! ah! vous êtes ...

FRICK
Écoutez ...

Couplets

I
Pour découper adroitement,
Pour assaisonner savamment,
Pour faire sauter les bouchons
Et pour offrir les cornichons,
Pour décocher à tout propos
Des traits malins, de jolis mots,
C'est moi le coq. – Dans cet emploi
Nul ne peut lutter avec moi!
Je suis le major.
Partout où l'on dîne,
D'une façon fine
Paraît le major!
Je coupe,
Découpe,
Fais sauter la coupe,
Et possède encor
Mille autres talents. Je suis le major!

II
J'ai toujours, après dîner,
Pour avis qu'il faut cartonner;
Baccarat ou bien lansquenet,
J'ai dans ma poche un jeu tout prêt.
Mais c'est surtout à l'écarté
Que brille ma dextérité.
Et quand il faut tourner le roi
Nul ne peut lutter avec moi.
Je suis le major,
Partout où l'on joue,
Partout où l'on floue
Paraît le major!
Je coupe,
Découpe,
Fais sauter la coupe,
Et possède encor,
Mille autres talents. Je suis le major!

FRICK
Vous savez maintenant ce que c'est qu'un major.

LE BARON
Vous êtes un farceur ... mais je comprends la plaisanterie.

FRICK
regardant les bottes du baron
Ah çà! mais ...

LE BARON
Mais quoi?

FRICK
Qu'est-ce que vous avez là? qu'est-ce qui vous a fait ça?

LE BARON
Ça, quoi?

FRICK
Ça là!

LE BARON
Mes bottes?

FRICK
Vous appelez ça des bottes! Otez ça ... ôtez! ... ça n'est pas des bottes ... ôtez ça.

LE BARON
Comment que j'ôte ...

FRICK
Elles sont affreuses!

LE BARON
regardant les bottes de Frick
Avec ça que les vôtres ...

FRICK
Moi, c'est différent ... j'ai le droit d'être mal chaussé, moi.

LE BARON
Pourquoi ça?

FRICK
Il y a un proverbe ... Enfin j'ai le droit d'être mal chaussé ... mais je vous en ferai, moi, des bottes ...

LE BARON
Vous, major?

FRICK
Oui je vous en ferai, et vous verrez ce que c'est que des bottes! Otez! ôtez! ... je vais vous prendre mesure ...
Il tire de sa poche un compas de cordonnier et veut s'emparer de l'une des jambes du baron
Laissez-moi faire ...

LE BARON
se débattant
Mais qu'est-ce que c'est que ce major-là?

Entre Gardefeu qui se jette entre eux et les sépare

GARDEFEU
à Frick
Eh bien, major ...

FRICK
Mais regardez donc ces bottes ...

GARDEFEU
au baron
Voici les habitués de la table d'hôte.


SCÈNE XVII
Les mêmes, bottiers, gantières, puis Gabrielle

CHŒUR
Nous entrons dans cette demeure,
Avec un appétit d'enfer,
On y dîne à la septième heure,
Rien par tête ... ce n'est pas cher.

Vers la fin du chœur paraît Gabrielle. Gardefeu va la recevoir

GARDEFEU
au baron
Permettez que je vous présente
Madame de Sainte-Amaranthe.

LE BARON
Je rends hommage
A sa beauté,
Mais pourquoi ce nuage
Sur son front attristé?

CHŒUR
Oui, pourquoi ce nuage
Sur son front attristé?

TOUS
Parlé
Oui, pourquoi? pourquoi?

GABRIELLE

I
Je suis veuve d'un colonel
Qui mourut à la guerre!
J'ai chez moi ... regret éternel!
Son casque sous un verre!
Maintenant je vis à l'hôtel,
Mais de telle manière
Que de là-haut, du haut du ciel,
Sa demeure dernière,
Il est content, mon colonel,
Ou, du moins, je l'espère.
Es-tu content, mon colonel?

CHŒUR
faisant le salut militaire
Es-tu content, mon colonel?

GABRIELLE

II
Pour remplacer mon colonel,
Maint et maint téméraire
M'ont parlé d'amour, d'un ton tel,
Qu'ils m'ont mise en colère!
J'ai par un refus si formel
Repoussé leur prière,
Que de là-haut, du haut du ciel,
Sa demeure dernière,
Il est content, mon colonel,
Ou, du moins, je l'espère.
Es-tu content, mon colonel?

CHOEUR
Es-tu content, son colonel?

GARDEFEU
parlé
Mesdames et messieurs, le dîner est servi.

CHOEUR
Nous avons faim, nous avons faim.

GARDEFEU
Ne faites donc pas tant de train.

LE BARON
Monsieur le guide, regardez ...
Vos convives, Dieu me pardonne!
Ne sont pas distingués.

GARDEFEU
Que voulez-vous que l'on vous donne
Pour ce que vous payez?

FRICK
Par saint Crépin!
Nous arrivons, et le chemin
Pour dîner nous a mis en train,
Par saint Crépin.

CHOEUR
Par saint Crépin!
Nous avons une faim du diable,
Et nous voulons nous mettre à table,
Par saint Crépin!

Tyrolienne

GABRIELLE
On est v'nu m'inviter
La la la la la la,
M'inviter à dîner,
La la la la la la,
Moi j'ai sans façon,
Dit que j'voulais bien,
Pourvu qu' ce fût bon
Et que ça n'coûtât rien.
La la la la la.

TOUS
La la la la la.

CHOEUR
A table, à table,
Nous avons une faim du diable.
A table! à table!

Reprise de la Tyrolienne. Valse générale. Tableau


ACTE TROISIÈME
Le grand salon de l'hôtel de Quimper-Karadec; mobilier sévère, portraits de famille


SCÈNE PREMIÈRE
Urbain, Prosper, Pauline, Clara, Léonie, Caroline,
Julie, Augustine, Louise.
Au lever du rideau ils sont tous en train d'allumer
les bougies, do mettre des fleurs dans les jardinières, etc.


CHOEUR
Il faut nous dépêcher vite
De tout arranger,
Pour recevoir la visite
De cet étranger.

Entre Bobinet


SCÈNE II
Les mêmes, Bobinet

BOBINET
Eh bien, mes enfants, cela commence-t-il à prendre tournure? ...

PAULINE
Voyez, monsieur.

BOBINET
C'est très-bien ... mais avant tout, passons la ligne de mon personnel. Voyons un peu ... les femmes d'abord ... comment sont-elles? ... mais très-bien! très-bien, la femme de chambre! ...

PAULINE
amèrement
C'est aujourd'hui que vous vous en apercevez? ...

BOBINET
l'embrassant
Fous que nous sommes ... nous allons chercher le bonheur bien loin ... nous l'avons sous la main. – Très-bien, aussi, les nièces du concierge ...
Il les embrasse
Fous que nous sommes ... nous allons chercher le ... mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit ... Écoutez-moi, mes amis, vous m'avez bien compris, vous savez ce que j'attends de vous ... Reproduction exacte d'une soirée dans le grand monde ... c'est entendu ...

PROSPER
descendant près de Bobinet
Parfaitement; des personnages de haute distinction ...

LÉONIE.
Et des dames de haute excentricité ...

BOBINET
C'est cela même ...

URBAIN
Mais des costumes de haute fantaisie ...

BOBINET
aux deux hommes
Ceux des hommes sont là ...
Aux femmes
Quant à vous, mes demoiselles, vous avez des toilettes à vos maîtresses ...

PAULINE
Certainement ... madame de Folle Verdure ne met jamais ses robes qu'une fois ... au plus ...

LÉONIE
Elle nous les donne après cela ...

URBAI
Ce n'est pas comme monsieur ... avec ses pantalons ...

BOBINET
à Urbain
C'est à merveille alors ... ne perdons pas de temps! allez vous habiller.

TOUS
Allons.

Fausse sortie

PROSPER
Ah! diable, mais il va nous manquer quelque chose ...

BOBINET
Quoi donc? ...

PROSPER
Du moment que vos domestiques seront vos invités ... vous n'aurez pas de domestiques ... à moins qu'il ne vienne des invités pour faire les domestiques ...

BOBINET
Ah! diable! c'est vrai ...

TOUS
C'est vrai ... c'est vrai ...

URBAIN
Alors tout est perdu ...

PROSPER
Non, tout n'est pas perdu ... vous aurez vos invités ... vous aurez vos domestiques ... vous verrez ... vous verrez.

BOBINET
Bons serviteurs!


Sextuor

BOBINET
Donc, je puis me fier à vous,

TOUS
Vous pouvez vous fier à nous.

BOBINET
Les rôles seront difficiles.

PAULINE
Les artistes seront habiles.

PROSPER
Les bêtises,
Les sottises,
Les potins et les caquets
Dont abonde
Le grand monde,
Sont bien connus des valets!
Ils observent
Ceux qu'ils servent,
Et le maître qui les a,
Les égaie
Et les paie
Exactement pour cela!
Les grimaces,
Si cocasses,
Que maint et maint important
Qu'on admire,
Fait sans rire,
Nous les ferons en riant!
En un mot, ne craignez rien,
Si vous voulez des gens de bien
On vous en montrera,
Fournira,
Servira,
Autant qu'il vous en faudra.

TOUS
Autant, autant, autant qu'il en faudra.

Reprise de l'ensemble

Comptez sur nous, notre bon maître,
Ne craignez rien,
On dira, nous voyant paraître:
Ah! qu'ils sont bien!

BOBINET
C'est cela, mes bons amis!
Ah! que vous m'avez bien compris!

TOUS
Oui, nous avons bien compris.

URBAIN
Ah! nous allons vous manigancer
Un petit bal à tout casser!

TOUS
Un petit bal à tout casser!

PAULINE
Nous les femmes,
De ces dames
Nous prendrons le ton galant,
Les manières
Cavalières,
Leur air crâne et provoquant!
Leur toilette
De conquête,
C'est nous qui la préparons;
Ces coquettes
Cocodettes
C'est nous qui les habillons;
Pour nous plaire
On va faire
Un tout contraire métier,
Les comtesses,
Nos maîtresses,
On va les déshabiller.
En un mot ne craignez rien,
Si vous voulez des gens de bien,
On vous en montrera,
Servira,
Fournira,
Autant qu'il vous en faudra!

Reprise de l'ensemble

Comptez sur nous notre bon maître, etc., etc.

Tout le monde sort excepté Bobinet


SCÈNE III
Bobinet, puis Gardefeu

BOBINET
Allez, mes amis, allez!

Entre Gardefeu

GARDEFEU
Bonjour, cher? ...

BOBINET
Eh bien, ta baronne? ...

GARDEFEU
Elle est aux Italiens sans son mari, et à minuit elle rentrera seule chez moi ...

BOBINET
Et tes affaires, comment marchent-elles? ...

GARDEFEU
Tu vas en juger ... Ce matin, elle me dit: venez me prendre à trois heures avec une voiture ... Je fais atteler ma calèche, et à trois heures, j'arrive ... La baronne paraît ... avec son mari. J'aurais préféré que le mari n'y fût pas ... Enfin! ils s'installent et me disent de monter ... Je veux monter dans la voiture ... Eh bien! qu'est-ce que c'est? me dit fièrement le baron ... montez à côté du cocher ... et menez-nous au bois de Boulogne, autour du lac! ... Au bois de Boulogne ... autour du lac ... à côté de mon cocher! ... J'essaie de faire entendre à ce baron que maintenant l'usage du grand monde est d'aller se promener au bois de Vincennes ... Il est très-bien le bois de Vincennes ...

BOBINET
On y voit des artilleurs ...

GARDEFEU
Justement, c'est ce que je lui ai dit ... Je tiens à aller au bois de Boulogne, me répond ce mari, marchez! ... et nous marchons ... J'étais dans un état ... si tu veux voir un homme qui n'a pas manqué son effet ... tout Paris élégant était au Bois ...Il y avait là: Carcasson, Bonnivet, Pitou.

BOBINET
avec éclat
Pitou est à Paris ...

GARDEFEU
Oui ...

BOBINET
amèrement
Et il n'est pas venu me voir ...

GARDEFEU
Il y avait Lagingeole, Tristapatte et Doublemar ... Il est bien changé. Doublemar.

BOBINET
Ça ce n'est pas un mal ... il y aurait du changer plus tôt. – Enfin, tout ce qu'il y a de plusdistingué était au bois ...

GARDEFEU
Ils étaient à cheval ... En me voyant sur le siége, à côté de mon cocher, ils ont été stupéfaits, ils m'ont salué de la main, comme ça ... et ils se sont mis à suivre la voiture au petit trot. Qu'est-ce que c'est que ces gens-là? m'a crié le baron dans le dos? ... Ce sont des amis à moi, des maîtres-d'hôtel ... Pendant ce temps-là, notre escorte grossissait ... Ils étaient quarante qui suivaient la voiture ... Ça a impatienté le baron!

BOBINET
Je comprends cela, ça a dû le crisper d'être suivi par tant de maîtres-d'hôtel ...

GARDEFEU
Ça l'a crispé, et il m'a dit: J'en ai assez du bois de Boulogne, mais votre mot d'artilleurs m'a fait venir une idée, conduisez-nous au musée d'artillerie ... Le musée d'artillerie, je ne savais pas où c'était, mon cocher non plus ... avouer mon ignorance c'était me perdre ... j'ai répondu: je vais vous y conduire, et je les ai bravement menés au bazar Bonne Nouvelle! Voilà ma journée!

BOBINET
Mon pauvre ami ...

GARDEFEU
Si je ne me démasque pas ce soir, la journée de demain sera pareille. Voilà pourquoi je tiens absolument à me démasquer ce soir ...

BOBINET
Ton baron a dû recevoir une invitation ...

GARDEFEU
Il en a reçu une ainsi conçue: »L'amiral Walter prie M. de Gondremarck de lui faire l'honneur de passer la soirée ...« Qu'est-ce que c'est que ça l'amiral Walter? ...

BOBINET
Tu ne connais pas l'amiral Walter: c'est moi ... j'ai un costume d'amiral suisse qui ne m'a servi qu'une fois et que je ne serai pas fâché de remettre ...

GARDEFEU
Mon baron aura sa soirée, alors ...

BOBINET
Il aura sa soirée; mais ça sera maigre ... dix personnes seulement ...

GARDEFEU
Dix ...

BOBINET
Pas une de plus ...

GARDEFEU
Je t'enverrai madame de Sainte-Amaranthe ... Comme cela, vous serez onze!

BOBINET
Oh! si nous sommes onze! ... Qu'est-ce que c'est que madame de Sainte-Amaranthe? ...

GARDEFEU
C'est ma gantière; je t'aurais bien aussi envoyé Frick, mon bottier, mais c'est un homme impossible ... imagine-toi qu'au milieu du dîner il voulait absolument forcer le baron de Gondremarck à ôter ses bottes ...

BOBINET
Oh! ne m'envoie pas cet homme-là! Un homme qui veut que l'on se déchausse au rôti ...

GARDEFEU
Sois tranquille!

BOBINET
Ce serait une invraisemblance, et, vois-tu ... pour que ces sortes de choses réussissent, il ne faut pas d'invraisemblances ...

GARDEFEU
Il n'en faut pas; s'il y a des invraisemblances, nous sommes perdus ...

BOBINET
Sauve-toi maintenant.

GARDEFEU
Je me sauve ... tâche que Gondremarck reste longtemps ici ...

BOBINET
Je chargerai Pauline de le retenir ...

GARDEFEU
Pauline? ...

BOBINET
Oui, c'est la femme de chambre. C'est elle qui sera madame l'amirale ... elle est très-jolie ...

GARDEFEU
Oh! alors ...

Prosper entre et annonce

PROSPER
M. le baron de Gondremarck ...

GARDEFEU
Je vais retrouver la baronne ...

BOBINET
Et moi, je vais m'habiller ...
Gardefeu sort par la droite, Bobinet par la gauche. – Au moment où Gondremark entre en saluant, les deux portes se ferment avec violence


SCÈNE IV
Le baron, Prosper

LE BARON
Personne. J'arrive trop tôt, il me semble ...
à Prosper
Madame l'amirale? ...

PROSPER
Chut!
Il met un doigt sur sa bouche

LE BARON
Comment?

PROSPER
Chut!

LE BARON
Et l'amiral? ...

PROSPER
Il met ses ordres et je vais prendre les siens ...

Il sort


SCÈNE V
Le baron, puis Urbain et Prosper

LE BARON
Décidément, j'arrive trop tôt ... beaucoup trop tôt ... mais que ne pardonnerait-on pas à un noble étranger qui ne connaît pas la haute société parisienne, et qui sur les choses étranges, plus qu'étranges, qui lui en ont été dites ... brûle de la connaître? ... c'est ce matin que j'ai reçu mon invitation ... L'amiral Walter et madame Walter prient M. de Gondremarck ... l'amiral Walter? je ne connais pas du tout ... je ne savais pas si je devais venir ... J'ai consulté mon guide, il m'a répondu ... Allez-y ... Je ne vous dis que ça ... – Mais c'est qu'on n'invite pas la baronne ... – Vous pouvez l'emmener si vous voulez, mais si j'étais à votre place, moi, je ne l'emmènerais pas; et mon guide, en me disant cela, avait un air si malin, que, ma foi, je n'ai pas emmené la baronne ...

Entre Urbain enveloppé dans une livrée qui lui bat les talons

URBAIN
annonçant
Le général Malaga de Porto-Rico! ...
Urbain sort

LE BARON
Oh! oh! voilà un personnage .... Mon guide m'a dit: il n'y aura pas grand monde ... Mais, ça sera d'un choisi ...

Rentre Urbain en costume extravagant de général
péruvien


URBAIN
Monsieur ...

LE BARON
Général ...

URBAIN
M. de Gondremarck, je suis sûr ...

LE BARON
Vous me connaissez? ...

URBAIN
Je connais tous les habitués de ce salon ... vous, je ne vous connais pas, c'est à ça que je vous ai reconnu.

LE BARON
Quelle perspicacité!
à part
Oh! les hommes supérieurs!

PROSPER
également en grande livrée qui lui bat les talons
Le prince Adhémar de Manchabal, ministre ultra plénipotentiaire en disponibilité!
Il sort

URBAIN
empêchant le baron de se retourner
Le prince de Manchabal! l'idéal du diplomate, figure impassible! je vais vous le présenter.

Rentre Prosper, culotte, habit brodé

PROSPER
Hum! Hum!

URBAIN
saluant
Prince ...

PROSPER
saluant
Général ...

URBAIN
présentant le baron
Le baron de Gondremarck.

PROSPER
Enchanté!

URBAIN
au baron
Le prince de Manchabal ...
à l'oreille
Le premier diplomate de l'époque ...
haut
Maintenant, Prince, présentez-moi ...

PROSPER
avec un bégaiement marqué
Le général Malaga de Porto-Rico.
à l'oreille
Le premier tic-tac ...

URBAIN
Tac tic ...

PROSPER
Tic tac ... tacticien de son temps ...

LE BARON
Il ne s'exprime pas avec fa ... facilité ...
à part
Me voilà avec des sommités ...
haut
Mais l'amiral et sa délicieuse compagne?

PROSPER
Chut!

URBAIN
Chut!

LE BARON
à part
Je vais donc entendre causer des hommes supérieurs ... Nous allons parler littérature, science, hygiène ...

PROSPER
Eh bien, baron, dites-nous un peu ce que vous pensez de Paris? ...

LE BARON
Mon Dieu, messieurs, il m'a semblé qu'on en exagérait un peu les merveilles ... Ainsi, hier, je me suis fait conduire au musée d'artillerie ... boulevard Bonne-Nouvelle ...

PROSPER ET URBAIN
Boulevard Bonne-Nouvelle ...

LE BARON
Eh bien, je m'en faisais une toute autre idée ... J'y ai trouvé beaucoup de batteries de cuisine, mais pas une d'artillerie!

PROSPER
riant
On vous a mené à la ménagère ...

URBAIN
riant
A la ménagère! ... à la ménagère ... Voulez-vous y aller, au musée d'artillerie? ...

PROSPER
Je vous y mènerai, moi! ...

URBAIN
Prince, voilà une chose que je ne tolérerai pas ...

PROSPER
Et quoi donc, général? ...

URBAIN
J'offre au baron de le conduire au musée d'artillerie, et vous venez me le souffler.

PROSPER
Qu'est-ce que vous dites? ...

URBAIN
C'est avec moi que monsieur viendra ...

PROSPER
Non pas, c'est avec moi ...

LE BARON
Messieurs, je vous en prie ...

URBAIN
N'est-ce pas, baron ... que c'est avec moi ...

PROSPER
Non avec moi ...

URBAIN
A-t-on jamais vu ... diplomate d'occasion!

PROSPER
Général de paco, paco, paco ... je ne pourrai jamais dire pacotille.

LE BARON
Messieurs, messieurs ...

URBAIN
Ah! voilà madame l'amirale!

Pauline a paru à la porte du fond. Toilette étourdissante. Urbain et Prosper remontent et redescendent avec elle



SCÈNE VI
Les mêmes, Pauline

LE BARON
Ah! madame l'amirale.

URBAIN
le présentant
M. de Gondremarck!

LE BARON
J'ai reçu votre charmante invitation, madame, et je me suis hâté!

PAULINE
très-digne
Je suis heureuse, monsieur, que vous ayez bien voulu choisir ma maison pour y faire vos débuts dans la haute société parisienne.

LE BARON
Madame ...
à part
A la bonne heure, je me retrouve! Me voilà dans mon milieu ... parce que tout à l'heure le général de pacotiile
haut
Et cet excellent amiral, est-ce que nous ne le verrons pas? ...

PAULINE
Mais il ne peut pas venir.

PROSPER
Pourquoi ça? ...

PAULINE
Pas possible d'entrer dans son uniforme ...

URBAIN
Il aura engraissé ...

On sonne

PROSPER ET URBAIN
Voilà! voilà!

LE BARON
Qu'est-ce que c'est? ...

On sonne plus fort

PAULINE
à Urbain et à Prosper
Tenez ... il s'impatiente ...

URBAIN ET PROSPER
On y va! on y va!

Ils sortent en courant; le baron ébahi les regarde s'en aller



SCÈNE VII
Le baron, Pauline


LE BARON
Qu'est-ce que c'est encore que ça.

PAULINE
Qu'avez-vous? ...

LE BARON
Mais il me semble que le prince et le général nous quittent d'une façon un peu singulière.

PAULINE
avec expression
Vous vous en plaignez ...

Coup d'oeil jeu de scène


LE BARON
Moi, pas du tout ...
à part
Les voilà donc ces femmes du grand monde parisien ... Ah!

PAULINE
à part
Le retenir ici le plus tard possible ... Voilà ce qu'on m'a recommandé!

LE BARON
Les Parisiennes! les Parisiennes!

PAULINE
Venez vous asseoir près de moi ... plus près ... plus près encore.
Il s'assied ... elle s'assied auprès de lui sur le canapé et en étalant ses jupes elle couvre le baron de sa robe; celui-ci disparaît complètement
Où êtes vous, mon ami?

LE BARON
reparaissant
Là, madame ...

PAULINE
Ah! bien ... Vous aussi, j'en suis sûre, vous pensez du mal de nous? ...

LE BARON
Par exemple!

PAULINE
Oui ... vous vous dites: ah! ces femmes du monde, coquettes, dépensières ... toquées ...

LE BARON
Oh! oh!

PAULINE
Tout cela est vrai ... mais à qui la faute? ... à la société moderne qui ne laisse aux femmes qu'une place insuffisante ...

LE BARON
Oh! quant à cela ...

PAULINE
Vous dites? ...

LE BARON
regardant la place que tiennent les jupes de Pauline
Je dis que quant à la place insufsante ...

PAULINE
lui donnant un petit coup dans l'estomac
Farceur!

Elle se lève

LE BARON
Madame ...

PAULINE
Oui, tout ce que l'on dit de nous est vrai; mais si l'on savait ... on ne sait pas ... pourquoi toutes ces folies? c'est que nous avons besoin de nous étourdir ... c'est que nous souffrons ... c'est qu'il nous manque quelque chose ...

LE BARON
Quoi donc? ...

PAULINE
rêveuse
Ah! pourquoi me le demandez-vous ...

LE BARON
ardent
Pour le savoir ...

PAULINE
Eh bien! voilà, il nous manque ...
avec un regard de flamme
celui que nous avons rêvé ...

LE BARON
Ce regard ...

PAULINE
Vous savez ... jeune fille, on rêve ... un idéal, mais quand on est jeune fille, on ne peut pas chercher ... voilà le diable ... Alors, on se marie pour avoir le droit de chercher, et on cherche ...

LE BARON
C'est pour cela que vous vous êtes mariée ...

PAULINE
Pas pour autre chose ...

LE BARON
Et vous avez cherché! ...

PAULINE
Je vous en réponds ... mais je n'avais pas rencontré ...
en le regardant tendrement
jusqu'à présent ...

LE BARON
avec transport
Jusqu'à présent!

PAULINE
Je ne l'ai pas dit ...

LE BARON
Vous l'avez dit ...

PAULINE
petit coup dans l'estomac
Ah! non!

LE BARON
Ah! si!

PAULINE
nouveau petit coup dans l'estomac
Je vous dis que je ne l'ai pas dit ...

LE BARON
lui donnant une tape sur l'épaule
Je vous dis que vous l'avez dit.

PAULINE
avec une tristesse mêlée de fierté
Ah! voilà que vous me méprisez déjà!

LE BARON
confus
Madame ...

PAULINE
gaiement
On m'appelle Pauline.

LE BARON
Pauline ...

PAULINE
à part, le regardant
Voilà un homme qui n'a pas envie de s'en aller.

LE BARON
à part
Comme j'ai bien fait de ne pas amener la baronne ... haut
Ah! pourquoi suis-je marié!

PAULINE
Puisque je le suis aussi, moi.

LE BARON
C'est juste! j'ai dit une bêtise ...

PAULINE
Non ... ce n'est pas là l'obstacle.

LE BARON
L'obstacle.

PAULINE
C'est que je me méfie ...

LE BARON
Ah!

PAULINE
Vous êtes là près de moi, vous me regardez, je vous regarde. Eh bien! là, voulez-vous que je vous dise? vous ne me faites pas l'effet d'un homme qui sait ce que c'est que l'amour.

LE BARON
Moi ... je ne saurais pas ...

Duetto

PAULINE
I
L'amour, c'est une échelle immense
Qui commence
Sur la terre et finit aux cieux!
L'amour, pour moi, c'est le nuage
Qui voyage
Et s'en va vers les pays bleus!

Ensemble

O beau nuage,
Qui voyage,
Ne t'en va pas sans nous, sans nous,
Vers ce pays si doux, si doux,
O beau nuage,
Emporte-nous!

PAULINE
II
Elle est là-bas cette contrée
Adorée,
Où l'on voudrait vivre toujours!
Filons vers la terre promise!
Bonne brise!
Allons aux pays des amours!

Ensemble

O beau nuage,
Qui voyage, etc., etc.



SCÈNE VIII
Les mêmes, Clara, Louise, Léonie, Prosper, Caroline, Julie, Augustine

PROSPER
annonçant
Madame la vicomtesse de la Pépinière.

Entre Clara en grande toilette

LE BARON
Ah! quelqu'un ...

PAULINE
Ça ne m'étonne pas, seule avec vous, ce bonheur-là ne pouvait pas durer.
à Clara
Cette chère vicomtesse.

PROSPER
annonçant
Madame la baronne de la Haute-Venue
Entre Louise
Madame la marquise de la Farandole!

Entre Léonie

PAULINE
Cette chère baronne, cette chère marquise!

LÉONIE
Cette chère amirale. Oh! mais, vous avez un air de contentement.

PAULINE
Ça se voit ...

LÉONIE
Parfaitement ...

PAULINE
à part
Ah! mais alors me voilà perdue, moi.

PROSPER
annonçant il est en domestique
Madame la marquise de la Butte-Jonvel, madame la baronne de Galuchet, madame la comtesse de Valangoujar.

Entrent Caroline, Julie, Augustine

PAULINE
présentant le baron
Monsieur le baron de Gondremarck ...

LES FEMMES
saluant; grandes révérences
Baron ...

LE BARON
Mesdames ...

PROSPER
annonçant
Madame de Sainte-Amaranthe ... le général de Porto-Rico déjà nommé!

Entre Gabrielle an bras d'Urbain



SCÈNE IX
Les mêmes, Gabrielle, Urbain en général


URBAIN
entrant
C'est une distribution de prix ... on va nous embrasser.

LE BARON
à Gabrielle
Oh! madame, quel heureux hasard!

PAULINE
jalouse
Ah! vous connaissez madame?

LE BARON
A peine!

PAULINE
Je vous défends de la regarder.
à Gabrielle
Chère madame.

GABRIELLE
Madame ...

PAULINE
Oh! mais quelles toilettes, mesdames, quelles toilettes! qu'en pensez-vous, baron?

LE BARON
Je les trouve adorables ... Cependant je préfère celles que les Parisiennes font pour se promener à pied. Ainsi, tenez, ce matin, je suis sorti à midi ... mon intention était d'aller visiter les Invalides ... sur ma route j'ai trouvé un tas de petites femmes qui trottinaient, trottinaient, trottinaient ... J'ai complètement lâché les Invalides.

GABRIELLE
Vous êtes observateur ... Il n'y a vraiment que les Parisiennes qui sachent sortir à pied.

Couplets

I
On va courir,
On va sortir,
Sortir à pied ... pas en berline
On va pouvoir
En laisser voir
Un peu plus haut que la bottine,
Ah! que d'apprêts,
De soins coquets,
Quel tracas pour la chambrière!
Enfin c'est fait,
Elle paraît,
La Parisienne armée en guerre!
En la voyant on devient fou,
Et l'on ressent là comme an choc;
Sa robe fait frou, frou, frou, frou,
Ses petits pieds font toc, toc, toc.

Ensemble

Sa robe fait frou, frou, frou, frou,
Ses petits pieds font toc, toc, toc,

GABRIELLE
II
Le nez au vent,
Trottant, trottant, trottant,
Elle s'en va droit devant elle.
En la croisant,
Chaque passant,
S'arrête et dit: Dieu! qu'elle est belle!
Ce compliment,
Elle l'entend,
Et suit son chemin toute fière,
Se balançant,
Se trémoussant,
D'une façon particulière.
En la voyant on devient fou, etc., etc.

Ensemble

Sa robe fait frou, frou, frou, frou, etc, etc.

Entre Prosper en diplomate


SCÈNE X
Les mêmes, Prosper, puis Bobinet en amiral suisse, éperons, épaulettes, décorations folles; à la main un
porte-voix; un grand trou dans le dos


PROSPER
Ah! mesdames ... ah! messieurs ...

PAULINE
Qu'y a-t-il, prince?

PROSPER
Si vous saviez.

LE BARON
Je vous en prie ... dites-nous ...

PROSPER
L'amiral, mesdames et messieurs, voici l'amiral.

Tout le monde s'écarte, bouscule les meubles et dégage la porte du fond

TOUS
L'amiral! l'amiral! ...

Entre Bobinet

BOBINET
Dieu vous garde, messieurs ...
Il arrive sur le devant de la scène
J'ai fini par entrer dans mon uniforme, et ça m'étonne même d'y être tout d'un coup entré si facilement.

PAULINE
M. de Gondremarck, mon ami ...

BOBINET
Ah! ce cher baron ...

En allant saluer Gabrielle et Clara, Bobinet passe
devant le baron qui voit le trou


Sextuor

LE BARON
Votre habit a craqué dans le dos!

BOBINET
Mon habit a craqué dans le dos!

TOUS
Son / Mon habit a craqué dans le dos!

LE BARON
Cela gâte ce beau costume.

PAULINE
Ce sont là de nobles accrocs.

PROSPER
Vous pourriez attraper un rhume.

GABRIELLE
Baron, c'est l'habit d'un héros.

Reprise de l'ensemble.

Son / Mon habit a craqué dans le dos!

LE BARON
Mon Dieu, cher amiral.

PAULINE
bas au baron
Vous allez parler à mon mari ...

LE BARON
Oui, j'allais ...

PAULINE
Promettez-moi de ne pas le provoquer ...

LE BARON
Pour qui me prenez-vous? vous allez voir ...
allant à Bobinet
Vous avez de beaux éperons ...

BOBINET
Cela fait bien.

LE BARON
Je ne dis pas le contraire; mais je croyais que les amiraux n'en portaient pas.

BOBINET
Dans les pays qui ont une marine, mais la Suisse n'en ayant pas ...

LE BARON
C'est juste, mais alors ...

BOBINET
avec hauteur
Mais alors ...

LE BARON
Si la Suisse n'a pas de marine, comment êtes-vous amiral? ...

BOBINET
C'est de naissance! ...

LE BARON
Drôle d'amiral! ...

BOBINET
Et maintenant, général, sonnez, afin que l'on nous serve à souper.

URBAIN
Oh! sonner ...

PROSPER
Pourquoi sonner ...

PAULINE
Si l'on sonne, il viendra des domestiques.

LOUISE
On ne pourra plus s'amuser.

GABRIELLE
C'est vrai, ça ... quand il y a des domestiques, on est obligé de se tenir ...

PAULINE
Tandis que quand il n'y en a pas ...

PROSPER
Renvoyons les domestiques ...

TOUS
C'est ça ... envoyons-les ... renvoyons-les ...

BOBINET
Renvoyez-les, renvoyez-les.

TOUS
parlant aux portes
Allez-vous en, domestiques, allez-vous en.

Le baron stupéfait regarde tout cela

PAULINE
Là, ils sont partis ...

PROSPER
Nous nous servirons nous-mêmes. Allons chercher la table, mes amis, allons chercher la table.

PAULINE
Voyons, baron, allez chercher la table.

LE BARON
Quoi, vous voulez ...

PAULINE
Je vous en prie ...

LE BARON
Ah bah! allons chercher la table.
Il sort

PAULINE
aux dames
Vous connaissez la consigne, mesdames, il faut que ce baron ne sorte pas d'ici ...

LÉONIE
Comment le retenir? ...

GABRIELLE
Si nous commencions par le griser?

PAULINE
Grisons-le ...

GABRIELLE
Si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal.

Rentrent les hommes apportant trois petites tables.
Pendant le chœur qui suit, on se place dans l'ordre suivant: à la table de gauche, Prosper, Clara et Louise; à celle du milieu, Gabrielle, le baron et Pauline; à celle de droite, Bobinet, Urbain et Léonie


Finale

GABRIELLE
Soupons, soupons, c'est le moment,
Et tâchons de souper gaîment.
Ne nous lançons pas tout de suite
Allons doucement, piano, piano,
C'est sottise d'aller trop vite,
Qui va piano, va sano.

LE BARON
Prenez mon bras, madame.

PAULINE
Je le veux bien, baron.

PROSPER
Souffrez que je réclame.

CLARA
Je ne vous dis pas non.

BOBINET
La comtesse est exquise.

LÉONIE
Taisez-vous, amiral.

URBAIN
M'acceptez-vous, marquise?

GABRIELLE
Comment donc! général.

Ensemble

Ne nous lançons pas trop vite, etc., etc.

On s'assied

BOBINET
Traçons notre plan de campagne
à Urbain
Chez vous, en quoi se grise-t-on?

URBAIN
En Bourgogne?

BOBINET
à Prosper
Et vous?

PROSPER
En Champagne.

BOBINET
à Pauline
Et vous?

PAULINE
En Bordeaux.

BOBINET
Et le baron.

LE BARON
En tout; en tout, moi je me grise en tout.

PROSPER
Cette réponse est de bon goût.

LE BARON
Si nous voulons nous amuser,
En nous grisant, il faut, marquises,
Il faut dire un tas de bêtises.

Ensemble

Nous allons dire des bêtises.

BOBINET
I
En endossant mon uniforme,
Je vis qu'il n'était pas complet,
Je m'aperçus ... lacune énorme!
Que je n'avais pas mon plumet.

PROSPER
De nos hôtes chantons la gloire,
Tous deux ils savent nous charmer,
Oui, tous deux, car l'un nous fait boire.
Et l'autre elle nous fait aimer.

TOUS
Ah! ah! ah! ça commence!

PROSPER
Ah! ah! ah! ça commence!
Tout tourne, tout danse,
Et voilà déjà,
Que ma tête s'en va!

TOUS
Tout tourne, tout danse,
Et voilà déjà,
Que ma tête s'en va!

URBAIN
II
Volontiers, je fais longue pause,
Quand on me verse du bon vin,
Je prends racine où l'on m arrose,
Comme une fleur dans un jardin.

GABRIELLE
Ce que je ne m'explique guères,
C'est pourquoi l'on boit à Paris,
Le mauvais vin dans les grands verres,
Et le bon vin dans les petits.

TOUS
Ah! ah! ah! ça commence.

GABRIELLE
Ah! ah! ah! ça commence!
Tout tourne, tout danse, etc ...

PAULINE
élevant son verre
A vous, baron.

CLARA
même jeu
A vous, baron.

LÉONIE
même jeu
A vous, baron.

CLARA
même jeu
A vous, baron.

LE BARON
qui est gris
Ah! mesdames, je vous fais raison.
A la marquise, à la duchesse,
A la baronne, à la comtesse.

BOBINET
également gris
Baron, je porte une santé,
Et cette santé, c'est la tienne.

LE BARON
Amiral, ta main dans la mienne.
Ta femme est belle, en vérité.

TOUS
buvant au baron
A vous, baron!

LE BARON
Pardieu, je vous ferai raison!

PROSPER
regardant le baron
Il est gris.

BOBINET
Il est gris.

Ensemble
Il est gris, tout à fait gris.

URBAIN
Il est gris.

LE BARON
Moi pas gris.

BOBINET
Il est gris.

LE BARON
Ils sont tous gris.

Ensemble

LE BARON
Moi pas gris,
Mais vous tous gris.

TOUS LES AUTRES
Il est gris,
Tout à fait gris.

GABRIELLE
Quand on boit, il est une chose
Qui me surprend fort, mes amis,
Et c'est que pour tout voir en rose,
Il faille soi-même être gris.

Reprise de l'ensemble

Il est gris.
Etc., etc.

Puis ensuite, sur un mouvement de polka, reprise de
l'ensemble: Tout tourne, tout danse. Ils sont tous
complétement gris



Chœur Final

Feu partout!
Lâchez tout!
Qu'on s'élance,
Que l'on danse!
Feu partout!
Lâchez tout!
Feu partout!

LE BARON
à l'amiral
Ohé, l'amiral! ta fête
Est charmante, sur l'honneur,
Du champagne plein la tête
Et de l'amour plein le cœur.
Dans l'monde où l'on s'tient, cher maître,
Si l'on prend de tels ébats,
Mon Dieu! qu'est-c'que ça doit être,
Dans l'monde où l'on n'se tient pas.

TOUS
reprenant
Feu partout! etc., etc.

Danse folle à la chute du rideau



ACTE QUATRIÈME
Un salon dans un restaurant



SCÈNE PREMIÈRE
Garçons de café, puis Alfred

CHOEUR des garçons
Bien bichonnés et bien rasés,
Bien pommadés et bien frisés
Pimpants,
Fringants,
Proprets,
Coquets
Et discrets,
Quand vient minuit, l'heure joyeuse,
L'heure amoureuse,
Nous servons dans les cabinets.

Entre Alfred; habit noir, cravate blanche, serviette à la main

ALFRED
La maison compte sur vous, messieurs; nous avons ce soir, ici, une grande fête, un bal masqué offert à toutes ces dames et à tous ces messieurs par un Brésilien fraîchement débarqué, ce sera charmant et le souper sera formidable! Appelé par la confiance du patron à l'honneur de vous commander, je ne crois pas inutile de vous donner quelques conseils.

I
Avant toute chose il faut être
Mystérieux et réservés;
N'ayez jamais l'air de connaître
Ces messieurs quand vous les servez:
Si parfois au bras d'une actrice
Un homme grave ici se glisse,
Fermez les yeux!
Ne gênons pas les amoureux,
Fermez les yeux.

TOUS
Fermons les yeux,
Ne gênons pas les amoureux,
Fermons les yeux.

II

ALFRED
Quelquefois la porte résiste,
Soyez prudents en pareil cas,
Le garçon maladroit insiste,
Mais le malin n'insiste pas.
Sans frapper, partez au plus vite,
Et quand vous reviendrez ensuite,

Fermez les yeux,
Ne gênons pas les amoureux,
Fermez les yeux.

TOUS
Fermons les yeux,
Ne gênons par les amoureux,
Fermons les yeux.

ALFRED
parlé
Allez, messieurs; et chacun à son poste.

Il dépose sa serviette sur un meuble. Sortent les garçons de café



SCÈNE II

ALFRED
seul
Une grande fête; pas fâché de ça, moi! Je vais donc avoir encore une occasion de les passer en revue ces dix ou douze adorables femmes, qui, depuis quinze ans, dans la galanterie française, tiennent le haut du pavé. Toujours les mêmes ... la vieille garde! ... qui se rend toujours et ne meurt jamais! ... Les autres ont beau crier: »place aux jeunes,« le public n'aime que les noms connus. Pourquoi cela? Je me le demande!

Entrent deux femmes masquées et en domino



SCÈNE III
Alfred, Albertine, Charlotte

ALBERTINE
Bonsoir, Alfred.

ALFRED
Bonsoir, mes chattes.

CHARLOTTE
Le duc est arrivé ...

ALFRED
Le duc ... je crois bien qu'il est arrivé le duc ... il est là, il vous attend ...

CHARLOTTE ET ALBERTINE
Bonsoir, Alfred.

ALFRED
Bonsoir, mes anges.

Il les embrasse, et elles se laissent embrasser. –
Paraît Gondremark, – Albertine et Charlotte entrent
dans le cabinet




SCÈNE IV
Gondremark, Alfred

GONDREMARK
qui a vu Alfred embrasser Charlotte
Oh! pardon.

ALFRED
C'est moi, monsieur, qui vous demande pardon ... Qu'y a-t-il pour le service de monsieur? ...

GONDREMARK
J'avais vu entrer ces deux jeunes personnes ...

ALFRED
Albertine et Charlotte! ...

GONDREMARK
Vous les connaissez ... Je me suis bien aperçu tout à l'heure que vous les connaissiez! ...

ALFRED
Oh! moi, je les connais toutes ...

GONDREMARK
à part avec admiration
C'est un homme de plaisir ... J'avais envie de voir un homme de plaisir ... en voilà un ...
haut
Vous venez souvent ici?

ALFRED
Ici? ...

GONDREMARK
Oui.

ALFRED
J'y demeure.

GONDREMARK
Vous y demeurez?

ALFRED
Oui, j'ai une petite chambre en haut.

GONDREMARK
à part
Je savais bien qu'il y avait des gens qui passaient leur existence ici ... mais je ne croyais pas qu'on pût y demeurer ... Une petite chambre ... en haut! ... c'est très-commode ... on est tout porté ...
à Alfred
Vous êtes garçon, alors?

ALFRED
Sans doute.

GONDREMARK
A la bonne heure, si vous aviez été marié ... il vous aurait été impossible ....
En le regardant avec curiosité
Ainsi, là, vraiment, vous les connaissez toutes? ...

ALFRED
Sans exception ... Qui est-ce qui les connaîtrait, si, moi, je ne les connaissais pas? ...

GONDREMARK
Quelle existence! ...

ALFRED
Ah! ...

GONDREMARK
Celle-ci après celle-là, la blonde après la brune, la brune après la blonde ... C'est alléchant, je ne dis pas le contraire, c'est alléchant, mais, au milieu de cette ribambelle de femmes, a-t-on le temps d'aimer et d'être aimé? ...

ALFRED
Mon Dieu, vous savez, ça dépend du service.

GONDREMARK
ous dites?

ALFRED
Vous voulez prendre la question de plus haut ... ça m'est égal, prenons-la de plus haut! Vous me demandez si, au milieu de cette ribambelle de femmes, on a le temps d'aimer ...

GONDREMARK
Et d'être aimé? ...

ALFRED
Non, on ne l'a pas ...
avec force
Non, on ne l'a pas ... mais, voyons, monsieur, on ne peut
pas tout avoir ... avoir les femmes et avoir l'amour, ce serait trop; celui qui a l'amour ne peut pas avoir les femmes, celui qui a les femmes ne peut pas avoir l'amour, il faut choisir, moi, j'ai choisi les femmes ...

GONDREMARK
Vous avez bien fait.

ALFRED
N'est-ce pas?

GONDREMARK
s'inclinant devant Alfred
Décidément vous avez bien fait, et il ne me reste qu'à me féliciter d'avoir rencontré un homme aussi … Voulez-vous me faire un plaisir? ...

ALFRED
saluant
C'est mon état ...

GONDREMARK
Dites-moi votre nom ...

ALFRED
Alfred! ...

GONDREMARK
Alfred? ...

ALFRED
Alfred, maître-d'hôtel! ...

GONDREMARK
furieux
Maître-d'hôtel!

ALFRED
Mais oui ...

GONDREMARK
M. de Gardefeu, lui aussi, m'a dit qu'il était maître-d'hôtel, il m'a dit que les quarante messieurs qui nous suivaient au bois de Boulogne étaient quarante maîtres-d'hôtel, et vous venez à votre tour ...

ALFRED
Mais, monsieur ...

GONDREMARK
Je chatierai M. de Gardefeu quand je le rencontrerai; quant à vous, puisque je vous tiens, votre carte! donnez-moi votre carte!

ALFRED
tirant de la poche de son habit une carte de restaurateur
Ma carte, voici.

GONDREMARK
lisant
Potage St-Germain, croûte au pot, potage à la bisque. Qu'est ce que ça veut dire?

ALFRED
Puisque je suis maître-d'hôtel.

GONDREMARK
Vous êtes donc sérieusement? ...

ALFRED
Vous en doutez.
Il reprend sa serviette, fait deux ou trois salutations et vient se camper devant Gondremark
Là, êtes-vous convaincu? ...

GONDREMARK
Eh bien ... approchez puisque vous êtes maître-d'hôtel, approchez, je vous dis ... il me faudrait un cabinet, puisque vous êtes maître-d'hôtel, un cabinet pour moi tout seul ... parce que j'attends une personne ...

ALFRED
Pour vous tout seul; à deux alors?
fredonnant
Fermons les yeux ...

GONDREMARK
Vous dites ...

ALFRED
Rien ... Qui ça, cette personne?

GONDREMARK
Mademoiselle Métella.

ALFRED
Comment peut-elle souper avec vous ce soir! ... Elle doit être invitée au bal du Brésilien ...

GONDREMARK
Oui, elle me l'a dit; mais elle a ajouté qu'elle trouverait moyen de s'échapper ...

ALFRED
Elle en est bien capable ... Je vais vous chercher un cabinet.

GONDREMARK
Vous la connaissez aussi, mademoiselle Métella?

ALFRED
Puisque je vous dis que je les connais toutes.

GONDREMARK
courant après lui
Attends un peu, toi, attends un peu, puisque tu es maître-d'hôtel ...

Alfred s'enfuit poursuivi par Gondremark



SCÈNE V

GONDREMARK
seul
S'est-on assez moqué de moi ... L'amiral suisse ... avec son habit qui a craqué dans le dos, le général Porto-Rico et le prince de Manchabal ... et ce Raoul de Gardefeu! ... Mais maintenant nous ne sommes plus dans l'hôtel de M. de Gardefeu. Nous sommes au Grand-Hôtel, au vrai Grand-Hôtel, derrière les Invalides.

Alfred passe la tête sans entrer

ALFRED
Monsieur ... Eh! la v'là, mademoiselle Métella, la v'là.

Entre Métella



SCÈNE VI
Gondremark, Alfred, Métella

GONDREMARK
allant au devant de Métella
Ah! madame ...

MÉTELLA
Je vous en prie, débarrassez-moi.

GONDREMARK
enlevant le manteau de Métella
Comment donc ...

MÉTELLA
bas, pendant que le baron va déposer le manteau sur une chaise
Alfred! ...

ALFRED
Madame ...

MÉTELLA
Tout à l'heure, une dame masquée viendra me demander ... dès qu'elle sera venue vous m'avertirez.

ALFRED
Ça suffit!

Il sort en reprenant à demi-voix le refrain: fermons les yeux



SCÈNE VII
Métella, Gondremark

GONDREMARK
Ah! Métella.

MÉTELLA
préoccupée
Laissez-moi un instant ...

GONDREMARK
Qu'est-ce que vous avez? ...

MÉTELLA
Quelque chose que je cherche et que je ne peux pas ... Je viens de rencontrer un jeune homme.

GONDREMARK
Un jeune homme ...

MÉTELLA
Oui, c'est très-singulier, je me souviens que je l'ai aimé à la folie, et je ne peux pas me rappeler son nom ...

GONDREMARK
Oh! oh!

MÉTELLA
Je vous ai fâché? ...

GONDREMARK
Non ... mais ...

MÉTELLA
Vous êtes surpris? ...

GONDREMARK
Dame! je venais à vous ... je peux le dire ... je venais à vous ... avec des trésors de tendresse plein le cœur ... et puis, dès le premier mot ... vous me cassez bras et jambes.

MÉTELLA
Ah! ... vous en entendrez bien d'autres ...

GONDREMARK
Vraiment! ...

MÉTELLA
Nous sommes dans le restaurant à la mode, mon cher, et minuit vient de sonner.

Rondeau

C'est ici l'endroit redouté des mères,
L'endroit effroyable où les fils mineurs
Font sauter l'argent gagné par leurs pères,
Et rognent la dot promise à leurs sœurs.
Minuit sonne, écoutez,
Mon cher, et profitez.
A minuit sonnant commence la fête,
Maint coupé s'arrête,
On en voit sortir
De jolis messieurs, des femmes charmantes
Qui viennent pimpantes
Pour se divertir;
La fleur du panier, des brunes, des blondes,
Et, bien entendu, des rousses aussi ...
Les jolis messieurs sont de tous les mondes,
C'est un peu mêlé ce qu'on trouve ici!
Tout cela s'anime et se met en joie.
Frou frou de la soie
Le long des couloirs;
C'est l'adagio de la bacchanale
Dont la voix brutale
Gronde tous les soirs!
Rires éclatants, fracas du champagne,
On cartonne ici, on danse là-bas.
Et le piano qui grince accompagne
Sur des airs connus d'étranges ébats!

Le bruit monte, monte, et devient tempête.
La jeunesse en fête
Chante à plein gosier;
Est-ce du plaisir ou de la furie?
On parle, on crie
Tant qu'on peut crier!
Quand on ne peut plus, il faut bien se taire,
La gaieté s'en va petit à petit;
L'un dort tout debout, l'autre dort par terre,
Et voilà comment la fête finit.
Quand vient le matin, quand paraît l'aurore,
On en trouve encore
Mais plus de gaieté,
Les brillants viveurs sont mal à leur aise,
Et dans le grand seize
On voudrait du thé.
Ils s'en vont enfin, la mine blafarde,
Ivres de champagne et de faux amour,
Et le balayeur s'arrête, regarde,
Et leur crie: Ohé! les heureux du jour!

GONDREMARK
Moi aussi, je suis venu pour me divertir.

Il veut prendre la taille de Métella; celle-ci se dégage

MÉTELLA
Qu'est-ce que c'est? ...

GONDREMARK
Cette réponse, Métella? vous n'avez pas oublié que vous avez une réponse à me donner ...

MÉTELLA
La réponse à la lettre de M. de Frascata.

GONDREMARK
Oui, vous savez ...

MÉTELLA
Je sais, je sais ... Eh bien, mon ami, cette réponse ...

GONDREMARK
C'est oui ...

MÉTELLA
Non, c'est non ...

GONDREMARK
Non ...

MÉTELLA
Non ...

GONDREMARK
Allons donc, pas possible ...

MÉTELLA
Raisonnons un peu, mon ami ... Ce que vous voulez de moi, c'est mon cœur ...

GONDREMARK
après une certaine hésitation
Oui.

MÉTELLA
Eh bien ... pour le moment, c'est comme un fait exprès, mon cœur est pris pour le moment; je suis amoureuse, éperdument amoureuse ...

GONDREMARK
Qu'est-ce que ça fait? ...

MÉTELLA
Ça fait beaucoup; si je vous écoutais maintenant, ce serait par dépit; si je me donnais à vous, ce serait parce que je suis folle; dans ces conditions-là, j'en suis sûre, vous ne voudriez pas de moi ...

GONDREMARK
Mais si! ...

MÉTELLA
Vraiment? ...

GONDREMARK
Parole! ...

MÉTELLA
Oh! ces hommes ...

GONDREMARK
Nous sommes comme ça, dans le Nord ... Voyons, Métella ...

MÉTELLA
J'ai dit: non.

GONDREMARK
A la bonne heure, mais je n'aurais jamais cru qu'un étranger arrivant à Paris, avec de bonnes références ...
avec fureur
C'est indigne, ce que vous faites là, c'est abominable! ...

MÉTELLA
Mon ami ...

GONDREMARK
Et je le dirai à tout le monde, à Stockholm, vous entendez, je le dirai à tout le monde ...

Alfred passe la tête

ALFRED
Eh! madame ... c'est une dame masquée ... elle est en bas ... dans sa voiture ...

MÉTELLA
Priez-la de monter.

Alfred disparaît

GONDREMARK
Tout le monde le saura à Stockholm, tout le monde le saura.

MÉTELLA
Vous m'en voulez?

GONDREMARK
Il n'y a pas de quoi, peut-être ...

MÉTELLA
Si fait, il y a de quoi ... ce n'est certainement pas moi qui dirai le contraire ... mais vous n'êtes pas aussi malheureux que vous croyez ...Je vous ai ménagé une petite surprise ... j'ai amené ... une amie ...

GONDREMARK
plus furieux encore
Une amie!

MÉTELLA
Oui ... une personne charmante qui ne demandera pas mieux que de souper avec vous ...

GONDREMARK
Selon vous, alors, j'ai l'air du monsieur auquel on repasse les amies.

MÉTELLA
Baron ...

GONDREMARK
Frascata me l'a bien dit ... c'est une des choses qu'il m'a dites, Frascata ... ne te laisse jamais fourrer les amies ...

MÉTELLA
Taisez-vous, la voici.

Entre la baronne amenée par Alfred

ALFRED
Celle-là je ne la connais pas.

Il indique Métella à la baronne et il sort

GONDREMARK
se promenant pendant les répliques suivantes
La voilà, l'amie ...

MÉTELLA
allant à la baronne
Vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai fait venir, madame la baronne ...

LA BARONNE
bas
Oui, je comprends ... et je ne sais comment vous en remercier, hier vous m'avertissiez du guet-à-pens dans lequel M. de Gardefeu voulait me faire tomber et aujourd'hui ...

MÉTELLA
bas
Ne me remerciez pas, tout ce que j'ai fait c'est un peu pour moi que je l'ai fait.

GONDREMARK
à part
Elle est hideuse.

MÉTELLA
à Gondremark qui tourne autour de la baronne tout en l'examinant avec défiance
Elle est très-bien, je vous assure, je vous laisse avec elle.

GONDREMARK
Comment vous me laissez ...

MÉTELLA
Je vais retrouver le jeune homme dont je vous parlais tout à l'heure, j'ai fini par me rappeler son nom.

GONDREMARK
Et ce nom? ...

MÉTELLA
Raoul de Gardefeu!

GONDREMARK
Raoul de Gardefeu! Il faut en finir!

Mouvement de sortie. La baronne arrête Gondremark



SCÈNE VIII
Le baron, la baronne, puis Alfred

LE BARON
Ah! c'est l'amie, je l'oubliais. Vous êtes l'amie, vous?
à part
Toujours Raoul de Gardefeu!
à la baronne
Vous êtes l'amie et vous voulez manger ...

LA BARONNE
déguisant sa voix
Oui ...

LE BARON
N'ayez pas peur, vous mangerez.

LA BARONNE
avec satisfaction
Ah!

LE BARON
Elle est contente, pauvre femme ... il y peut-être longtemps ...
à part
Si je savais où le trouver ce Raoul de Gardefeu ... Ah!
Il sonne. Entre Alfred
Vingt francs pour vous si vous me dites où je trouverai M. de Gardefeu ...

ALFRED
Il sera ici tout à l'heure, au bal du Brésilien.

LE BARON
Moi aussi, j'y serai.

Il veut sortir

LA BARONNE
le retenant une seconde fois
Eh bien, ce souper ...

LE BARON
avec bonté
Elle a peur parce que je m'en vais ... elle a peur de ne pas avoir ... Pauvre femme! ...pauvre femme! ... Alfred, il faudrait donner quelque chose à cette pauvre femme, quelque chose de nourrissant ...

ALFRED
Un bon bouillon.

LE BARON
Oui ... et après, tout ce qu'elle voudra.

LA BARONNE
Vous partez? ...

LE BARON
N'ayez pas peur, je reviens, l'amie. A nous deux, M. de Gardefeu! ...

Il sort

LA BARONNE
Courez après mon mari, monsieur, ramenez-le ...

ALFRED
C'est votre mari? ... Pauvre femme!

LA BARONNE
Courez.

ALFRED
Pas la peine, il va revenir. Madame ferait mieux de l'attendre.

LA BARONNE
Où ça, l'attendre?

ALFRED
Ici, madame; nous avons un cabinet spécial, le cabinet des femmes du monde ... Vite, madame, car j'entends la bande joyeuse qui arrive ...

LA BARONNE
En la faisant entrer dans le cabinet il lui baise la main
Eh bien! ...

ALFRED
Pardonnez-moi, madame, l'habitude ...
Il la fait entrer
Et allez donc! voilà les vrais viveurs.
Ohé! ohé!



SCÈNE IX
Masques, hommes et femmes, puis le Brésilien,
Gabrielle, tous deux en costume de Brésilien et de
Brésilienne; puis Bobinet et Gardefeu


CHOEUR
En avant, les jeunes femmes!
En avant, les gais viveurs!
En avant, petites dames!
On vous dira des douceurs.
Nous arrivons tous amoureux
Et joyeux,
Puis nous partirons un peu gris
Et ravis.

LE BRÉSILIEN
entrant avec Gabrielle
Mes bons amis, je vous présente
Une gantière autrefois innocente,
Et qui, pour moi, renonce à vingt ans de vertu.

LE CHŒUR
Turlututu.

I
GABRIELLE
Hier, à midi, la gantière
Vit arriver un Brésilien.

LE BRÉSILIEN
Il lui dit: Voulez-vous, gantière,
Vendre des gants au Brésilien?

GABRIELLE
C'est mon état, dit la gantière,
Quelle couleur, beau Brésilien?

LE BRÉSILIEN
Sang de bœuf, charmante gantière,
Lui riposta le Brésilien.

GABRIELLE
Votre main, lui dit la gantière.
La voici, dit le Brésilien,

LE BRÉSILIEN
Et dans la main de la gantière
Tremblait la main du Brésilien.

LE CHŒUR
Et dans la main de la gantière
Tremblait la main du Brésilien.

II

GABRIELLE
C'est pas tout ça, belle gantière,
Dit tout à coup le Brésilien.

LE BRÉSILIEN
Les gants, bien moins que la gantière.
Ont attiré le Brésilien.

GABRIELLE
Partez, s'écria la gantière,
Partez, séduisant Brésilien!

LE BRÉSILIEN
Tu veux donc, cruelle gantière,
Tu veux la mort du Brésilien!

GABRIELLE
Un sourire de la gantière
Ressuscita le Brésilien!

LE BRÉSILIEN
Et voilà comment la gantière
Sauva les jours du Brésilien!

LE CHŒUR
Et voilà comment la gantière
Sauva les jours du Brésilien!

Entrent Bobinet et Gardefeu, déguisés.

BOBINET ET GARDEFEU
Nous voilà! ... nous voilà! ...

Rires des autres masques


ALFRED
Le souper est servi.

LE BRÉSILIEN
Allons souper, alors.

TOUS
Allons souper.

LE BARON
entrant
Un instant, messieurs!



SCÈNE X
Les mêmes, le baron

LE BARON
Où est M. de Gardefeu?

GARDEFEU
Me voici, monsieur.

LE BARON
Nous avons un terrible compte à régler ensemble, monsieur.

GARDEFEU
Je suis à vos ordres.

GABRIELLE
On va se battre!

LE BRÉSILIEN
N'ayez pas peur, mes amis, laissez-nous tous les quatre arranger cette petite affaire. Allez vous mettre à table. A tout à l'heure, charmante gantière!

GABRIELLE
A tout à l'heure, beau Brésilien.

Ils sortent. L'orchestre joue en sourdine le motif de
la gantière et du Brésilien




SCÈNE XI
Le baron, le Brésilien, Gardefeu, Bobinet

GARDEFEU
Petit Bob., veux tu te charger ...

BOBINET
Mais sans doute.

LE BARON
au Brésilien
Je suis étranger, monsieur, vous l'êtes aussi.

LE BRÉSILIEN
Je le suis.

LE BARON
Oserai-je alors, en qualité de compatriote ... oserai-je vous prier de m'assister?

LE BRÉSILIEN
Avec plaisir.

BOBINET
Un mot d'abord. Je consens à me charger de cette affaire, mais à une condition.

TOUS
Laquelle? ...

BOBINET
C'est que l'on me promettra d'être sérieux ... Si l'on ne me promet pas d'être sérieux, j'aime autant ne pas m'en mêler.

LE BRÉSILIEN
Si ce n'est pas sérieux, il vaut mieux s'en aller. Je m'en vais.

GARDEFEU
le retenant
Mais non, mais non.

LE BRÉSILIEN
Je m'en vais, je m'en vais.

GARDEFEU
le retenant aussi
Ce sera sérieux ... mais puisqu'on vous dit que ce sera sérieux!

LE BRÉSILIEN
C'est entendu!

LE BARON
C'est entendu!

BOBINET
Commençons, alors.

LE BRÉSILIEN
Commençons. J'ai une idée. Nous éteignons tout dans ce cabinet.

BOBINET
Bien.

LE BRÉSILIEN
Nous y laissons ces deux messieurs tout seuls chacun avec un petit couteau comme celui-ci.

Il tire deux énormes couteaux de sa ceinture


BOBINET
Bien ... très-bien cela!

LE BRÉSILIEN
Nous nous en allons, nous fermons les portes, nous allons souper gaiement, et, demain matin, avant de partir, nous venons constater le résultat

BOBINET
au baron et à Gardefeu
Pas mal du tout! Ça vous va-t-il, ça?

LE BARON
Peuh!

GARDEFEU
Peuh!

LE BARON
J'aimerais mieux être enfermé tout seul dans un cabinet.

GARDEFEU
Oui, chacun son cabinet.

LE BARON
Et chacun son couteau.

BOBINET
Ça n'a pas l'air de vous aller ... Autre chose alors.

GARDEFEU
Oui, autre chose.

BOBINET
Je vois votre affaire, je la vois; elle est simple comme bonjour. Nous allons, monsieur et moi, rédiger un petit procès-verbal.

LE BRÉSILIEN
mécontent
Un procès-verbal.

LE BARON
J'aime mieux ça.

LE BRÉSILIEN
Un procès-verbal, ça n'est pas sérieux; je m'en vais.

GARDEFEU
Il n'y a pas autre chose à faire.

BOBINET
Voyons, d'abord, qui est-ce qui se plaint?

LE BRÉSILIEN
Qui est-ce qui se plaint, oui?

LE BARON
Mais c'est moi, pardieu, c'est moi qui me plains!

BOBINET
Et de quoi vous plaignez-vous?

GARDEFEU
Oui, de quoi?

LE BRÉSILIEN
Répondez ... de quoi vous plaignez vous?

LE BARON
Je vais vous le dire ... Je me plains de la farce un peu violente qui m'a été jouée par monsieur.
Il montre Gardefeu


BOBINET
Précisez la farce.

GARDEFEU
On vous dit de préciser.

BOBINET
Voulez-vous préciser, oui ou non?

LE BRÉSILIEN
Si vous ne précisez pas, je m'en vais.

LE BARON
le retenant
Mais non! mais non! Je vais préciser. Quand je suis arrivé à Paris j'ai trouvé monsieur à la gare ...

LE BRÉSILIEN
De feu ...

LE BARON
Monsieur s'est fait passer pour un guide et m'a mené chez lui.

BOBINET
Y étiez-vous mal, chez lui?

LE BARON
Non, j'y étais très-bien!

GARDEFEU
Et combien vous ai-je demandé par jour? Dites un peu?

LE BARON
Cent sous par jour ... cent sous!

GARDEFEU
Et pour quatre personnes.

BOBINET
Cent sous pour quatre personnnes et vous vous plaignez!! ...

LE BARON
Ce n'est pas de cela que je me plains.

BOBINET
N'en parlez pas alors, et continuez.

TOUS LES TROIS
Continuez.

LE BARON
Monsieur m'a fait croire que j'étais invité dans le grand monde, et m'a envoyé chez vous, vous savez bien?

BOBINET
Eh! eh! cela devient une affaire personnelle ... Dites tout de suite que vous vous y êtes ennuyé chez moi.

LE BARON
Je ne peux pas dire ça ... d'abord parce que ce ne serait pas poli ...et puis parce que ça ne serait pas vrai.

GARDEFEU
Vous ne vous êtes pas ennuyé?

LE BARON
Oh! non!

BOBINET
Vous vous êtes amusé peut-être?

LE BARON
Et ferme!

TOUS
De quoi vous plaignez-vous, alors?

LE BRÉSILIEN
Écoutez-moi bien, de quoi vous plaignez-vous puisque vous vous êtes amusé?

LE BARON
C'est vrai, au fait, puisque je me suis amusé, de quoi est-ce ... Je n'avais pas considéré la question à ce point de vue.

BOBINET
éclatant
Non vraiment, messieurs, c'est trop fort ... Comment, mon ami vous trouve à la gare ... il se dit: voilà un malheureux étranger qui va être berné, volé, pillé ... il vous emmène chez lui, il vous loge, il vous héberge ... il vous fait faire ma connaissance! ... et vous vous plaignez!! ...

TOUS LES TROIS
furieux
Et vous vous plaignez!!!

BOBINET
Est-ce que mon vin de champagne n'était pas bon?

LE BARON
Si fait, très-bon!

BOBINET
Et madame l'amirale ... hé?

LE BARON
Oh! madame l'amirale! ... très-bonne aussi, madame l'amirale.

GARDEFEU
Eh bien, alors?

LE BARON
C'est vrai ... en examinant bien la chose ... je ne vois pas du tout de quoi je pourrais me plaindre.

BOBINET
Tout est arrangé, alors?

LE BRÉSILIEN
Il n'y a plus qu'à leur donner des petits couteaux.

GARDEFEU
Puisqu'on vous dit qu'on n'en veut plus.

BOBINET
Il est insupportable à la fin!

LE BRÉSILIEN
Qu'est-ce que vous avez dit?

BOBINET
J'ai dit que vous étiez insupportable.

LE BRÉSILIEN
Alors c'est toi qui va le prendre le petit couteau.

BOBINET
furieux
Eh bien, donnez-le-moi!

LE BARON
voulant les séparer
Messieurs nos témoins, messieurs nos témoins!



SCÈNE XII
Gabrielle, Métella, la baronne, entrant

LA BARONNE
Vous ne vous batterez pas.

LE BARON
Vous ici, baronne!

LA BARONNE
Mais oui. Vous savez bien, la pauvre femme de tout à l'heure ... c'était moi la pauvre femme.

LE BARON
Pardonnez-moi.

LA BARONNE
Oui! mais partons.

LE BARON
C'est entendu.

MÉTELLA
à Gardefeu
Vous comprenez maintenant ... tout ce que j'ai fait ...

GARDEFEU
l'interrompant
Vous l'avez fait parce que vous m'aimiez.

MÉTELLA
Sans doute.

GARDEFEU
Ah! Métella ... Métella ...

Il lui baise la main

BOBINET
Dites donc, Métella, il vient de me venir une idée ...

MÉTELLA
Quelle idée?

BOBINET
C'est de me remettre à vous aimer.

MÉTELLA
Excellente, cette idée-là.

BOBINET
baisant l'autre main
Ah! Métella! Métella!

GARDEFEU
même jeu de l'autre côté
Ah! Métella! Métella!

LE BRÉSILIEN
Eh bien, il n'y a plus qu'à leur donner les petits couteaux.

TOUS
Ah! ah!

GABRIELLE
Mais puisqu'on vous dit que tout est arrangé.

LE BRÉSILIEN
Allons souper, alors, allons souper ... Du bruit et du champagne pendant toute la nuit. Buvons et chantons.

Final

Par nos chansons et par nos cris
Célébrons Paris.

TOUS
Célébrons Paris.

LE BRÉSILIEN

I
En cherchant dans la ville
On trouverait, je crois,
Quelque maison tranquille
Pleine de bons bourgeois.

MÉTELLA
Ces dignes personnages
Ne font pas comme nous,
Ils disent qu'ils sont sages,
Nous disons qu'ils sont fous!
Et pif, et pif, et pif, et paf!

TOUS
Et pif, et pif, et pif, et paf!
Oui, voilà la vie parisienne.
Du plaisir à perdre l'haleine,
Oui, voilà la vie parisienne!

LE BARON

II
Des amants, des maîtresses,
Qui s'aiment en riant!
Des serments, des promesses,
Qu'emportera le vent!

GABRIELLE
Des chansons qui babillent,
Baisers pris et rendus!
Des flacons qui pétillent!
En avant les grands crus!
Et pif, et pif, et pif, et paf, etc.

TOUS
Et pif, et pif, et pif, et paf! etc.

LA BARONNE

III
Des maris infidèles
Au bercail ramenés,

MÉTELLA
Des séducteurs modèles
Bernés et consolés.

GABRIELLE
Drames et comédies
Allant tant bien que mal,
Puis, après ces folies,
Un pardon général.

TOUS
Et pif, et pif, et pif, et paf!
Oui, voilà la vie parisienne, etc.