Synopsis: Louise

from Gustave Charpentier


Louise
ACTE PREMIER
Une chambre mansardée dans un logement d'ouvrier. Au fond, la porte d'entrée; un peu à droite, la cuisine; sur le même côté, plus A droite, à l'avant-scène, une autre porte, la porte de la chambre des parents. A gauche, une porte vitrée, la porte de la chambre de Louise; plus à gauche, une grande fenêtre ouvrant sur le balcon; au delà de la balcon, des toits, un coin de ciel parisien. Vis-à-vis le balcon, mais un peu plus élevée, une terrasse précédant un petit atelier d'artiste.
Au premier plan, une table, des chaises. Au deuxième plan, un poêle avec tuyau. Au troisième plan, une petite armoire et un buffet. Çà et là, accrochées, des chromos, une glace; des hardes pendent dans un coin. Dans la cuisine, une autre petite table; aux murs, des casseroles; au fond, le fourneau avec cheminée à éventail.
Six heures du soir, en avril.

SCÈNE PREMIÈRE
Julien, Louise

Au lever du rideau, Louise va à la porte d'entrée où elle écoute, craintive, puis elle revient près du balcon, regarde d'abord derrière les rideaux, ouvre la fenêtre et se montre à Julien.


JULIEN
debout sur la terrasse
O coeur ami! O coeur promis! hélas si loin, si près!_Toi! mon idole, ma joie, mon regret!_Le jour s'envole... Ah! ta parole va-t-elle apprendre à mon amour que ton coeur prend plaisir à guetter mon bonjour?…

LOUISE
Vous avez tardé à m'envoyer votre bonjour quotidien; je ne l'espérais plus!...
Elle va écouter vers la porte d'entrée, puis revient.
Je vous en remercie et vous envoie le mien du fond de mon coeur!
Elle lui envoie un baiser.

JULIEN
Tu m'as dit dans ta dernière lettre: «Prenez patience, l'heure est prochaine; écrivez encore à mon père; s'il refuse irrévocablement, je promets de fuir avec vous.»

LOUISE
agitée, triste
Je suis une folle de vous avoir dit cela! Que puis-je faire? je vous aime tant et j'aime tant mes parents! Si je les écoute, c'est la mort de mon coeur: si je vous suis, Julien, quel chagrin pour les miens.

JULIEN
doucement
Âme craintive, et toujours flottante... En songeant trop à leur bonheur, ne fais-tu pas notre malheur!

LOUISE
avec coquetterie, ironique
Malheur réparable!

JULIEN
avec chaleur
Irréparable!

LOUISE
Légère déception!

JULIEN
Infinie souffrance

LOUISE
Vous m'oublierez!

JULIEN
Ah! tais-toi! tes froides railleries me font trop de peine!

LOUISE
souriante sans presser
On ne peut pas plaisenter avec vous...
malicieuse
Vous ne seriez pas le premier à perdre vite la mémoire...
mutine
puis, vous parlez d'amour: et semble-t-il, vous m'adorez;
avec pétulance
m'avez-vous jamais dit comment naquit cette tendresse?
coquette
serais-je indiscrète en vous demandant d'en parler maintenant?_Voyons, racontez, et dépêchez-vous: maman va bientôt rentrer.

JULIEN
étonné
Que voulez-vous dire?

LOUISE
Contez-moi comment vous m'avez aimée? avez-vous compris?

JULIEN
souriant
Prêtez l'oreille: Depuis longtemps j'habitais cette chambre, sans me douter, hélas! que j'avais pour voisine une enfant aux grands yeux, une vierge des cieux, que des parents sévères gardaient comme une prisonnière.

LOUISE
La recluse attendait qu'un beau chevalier, comme dans les livres, vînt enfin la délivrer.

JULIEN
Comment l'aurai-je appris? Je dissertais le jour dans quelque brasserie... et la nuit venue je rimais des folies pour la lointaine Ophélie qu'évoquait mon désir; tandis que là, près de moi, sommeillait l'avenir!

LOUISE
La recluse songeait au prince Charmant qui réveilla la Belle au Coeur Dormant!_Comment aurait-elle su que son Chevalier habitait au premier sous le ciel, et que de sa fenêtre il pouvait surprendre les secrets de... mon coeur?

JULIEN
s'animant
Mais un soir, dans l'escalier sombre, où je dégringolais comme d'habitude en chantant...
Louise va écouter à la porte, puis revient
Je vis passer près de moi, ô surprise! deux ombres inconnues dont la seconde, toute jolie, de forme fêle, idéale, dans l'ombre grise laissa comme un sillage lumineux et parfumé!_Le lendemain, c'était le jour de Pâques;, de grand matin je guettais votre fenêtre...
Quelle musique dira l'émerveillement de mes yeux quand tu vins à paraître, dans le soleil, souriante..._Une madone de Vinci ne sourit pas ainsi, non! non! ces sourires mutins ne fleurissent qu'à Paris!
Je regardai longuement et mon destin m'apparut, lié pour jamais à ton image... Tout autour de moi s'agitait la Ville immense! tout fêtait l'heureux jour! tout clamait: Espérance! Et mon coeur chantait les matines d'amour!

La porte d'entrée s'ouvre, la mère paraît. Elle reste sur le seuil, près de la porte refermée, écoute, puis s'avance vers la fenêtre.


SCÈNE II
Louise, La Mère, Julien


LOUIS
avec plus de gaîté
Moi je vous avais remarqué bien avant ce jour-là!_Vous souvient-il qu'une fois, à la fête de Montmartre, vous nous avez suivies?

JULIEN
S'il men souvient... vous m'avez souri, et vous vous retourniez si fréquemment que votre mère prit la mouche et vous fit une scène... l'entêtée jalouse!

LOUISE
animée
Une autre fois, dans la cour, tandis que je puisais de l'eau, de votre fenêtre
gracieuse
vous m'avez jeté des pétales de roses... j'en étais comme couverte,
extasiée
et je restais toute étourdie, toute ravie...

JULIEN_Mais votre mère de sa fenêtre nous guettait...

LOUISE
Sous l'avalanche parfumée, mon coeur battait à se briser...

JULIEN
Notre ennemie, furieuse, vous rappela!

LOUISE
Et le doux songe s'envola! ...

JULIEN
triomphant
Mais l'Amour veillait et dans l'ombre apprêtait d'inespérées, de chastes fiançailles._Or, un soir que je passais devant votre porte....

LA MÈRE
à part
Que vais-je apprendre?

JULIEN
mystérieusement
Je la vis s'ouvrir lentement,
dramatique
une forme blanche se dressa et s'élança vers moi... c'était toi!
avec ravissement
c'était Louise!

LOUISE
avec ferveur
Elle venait te dire:
décidée
l'aveu que mes parents ont tenté d'étouffer, je viens le proclamer!

LA MÈRE
à part, ricanant
Ah! ah! ah! très bien!

JULIEN
Ah! les douces fiançailles!...

LOUISE
Nous ne pouvions pas nous parler....

JULIEN
Mes yeux cherchaient en vain tes yeux....

LOUISE et JULIEN
Nos deux coeurs, l'un près de l'autre, follement bondissaient!... de la maison endormie le souffle grondait... et la nuit nous berçait.

Les deux amants restent pensifs un moment; puis Louise veut aller à la porte, elle se retourne et voit sa mère.

LOUISE
apercevant sa mère
Ah!_
La mère la saisit par le bras, la pousse dans la cuisine, et revient près de la fenêtre.

JULIEN
écoute, inquiet
Eh bien! vous ne dites plus rien, chère Louise?
mimique furieuse de la mère
De grâce, répondez avant que votre geôlière vienne nous surprendre...

LA MÈRE
se montrant à Julien
Allez-vous bientôt vous taire? où faut-il que j'aille vous tirer les oreilles!...

Stupeur de Julien. La mère écoute s'il chante encore, puis entre dans la chambre voisine; Louise sort de la cuisine et va vers la fenêtre. Julien reparaît sur le balcon: il montre à Louise la lettre qu'il doit envoyer aux parents, puis il disparaît. Louise, craintive, regagne la cuisine.

JULIEN
à la cantonade
la la la la la la la la_la la la la la la la la
la mère reparait
la la la la la la
il rit bruyamment
ah! ah! ah! ah! ah!

La mère ferme la fenêtre et guette un moment derrière le rideau.


SCÈNE III
Louise, La Mère

Louise, tremblante, sort de la cuisine; pour se donner une contenance elle range, sur le buffet, les provisions apportées par la mère; celle-ci s'avance vers elle.


LA MÈRE
ricanant, imitant Julien
«C'était mon adorée!»
Elle s'avance toujours. Louise, pour l'éviter, tourne autour de la table.
«Ma douce fiancée! La fidèle promise! Ma Louise!»
La mère, féroce, prend les mains de Louise et la regarde dans les yeux avec reproche.
«Nous ne pouvions pas nous parler! Mes yeux cherchaient en vain tes yeux! Nos coeurs bondissaient! L'ombre frémissait! Et tout le monde dormait!»
Louise s'échappe; sa mère lui montre le poing. - exaspérée
Ah! malheureuse enfant! Si ton père l'apprenait! S'il vous avait surpris! Hein! s'il vous avait surpris! dis!
Louise baisse la tête et se cache le visage._
ui qui te croit si naïve, si sage... s'il connaissait ta conduite, il en mourrait!

LOUISE
suppliante
Pourquoi ne voulez-vous pas nous marier?
geste de la mère: «Jamais!'»
Pourquoi m'obligez-vous à me cacher ? Qu'avez-vous, vraiment, à lui reprocher? Ses manières d'artiste, sa gaîté, son métier de poète!

LA MÈRE
Un chenapan! un crève-faim! un débauché sans vergogne!

LOUISE
Lui! si bon, si courageux!

LA MÈRE
Un pilier de cabaret!

LOUISE
S'il avait une femme, il n'irait pas au cabaret...

LA MÈRE
Une femme! ah! ah! ah! une femme! ah! ah! ce ne sont pas les femmes qui lui manquent!

LOUISE
Ah! je t'en prie... si tu crois m'en détacher, tu trompes, car tes attaques me le font chérir davantage!
s'exaltant
Tu peux nous empêcher d'être heureux, jamais, jamais tu ne briseras notre amour!

LA MÈRE
Ah! quel aplomb! Au lieu de baisser la tête, tu oses te vanter de ton amant!

LOUISE
Mon amant! il ne l'est pas encore... mais on dirait vraiment que vous voulez
silence
qu'il le devienne?

Elle s'élance sur Louise qui l'évite en tournant autour de la table.

LA MÈRE
exaspérée
Petite malheureuse! tu nous menaces!_Ah! prends garde que je n'explique tout à ton père...

Elles entendent des pas dans l'escalier; craintives, elles se taisent, tendent l'oreille, écoutent…

LOUISE
peureuse
Le voici...

La porte s'ouvre, la mère court à la cuisine.


SCÈNE IV
Louise, La Mère, Le Père

Le père entre; il tient une lettre à la main; la mère va vite à la cuisine; Louise, troublée, débarrasse la table pour le repas du soir.


LE PÈRE
Bonsoir...
il accroche sa casquette à un portmanteau
La soupe est prête?

LA MÈRE
criant de la cuisine
Oui, de suite!

Le père s'assied près du poële. Louise tisonne le feu; puis, voyant la lettre, elle s'éloigne et va vers le placard. Le père regarde la lettre, la décachète, et la lit. Louise revient lentement portant les assiettes et les verres qu'elle range silencieusement sur la table; puis elle va chercher les couverts. Le père pose la lettre sur la table et regarde sa fille. Louise, avec embarras, place les couverts. Le père lui tend les bras; ils s'embrassent. Louise épie si sa mère les voit et rend son baiser au père; longtemps, ils se regardent._Le père se lève, approche sa chaise de la table et s'assied._La mère rentre, portant la soupe: le père sert la soupe. Ils mangent la soupe.
Tous trois demeurent silencieux, immobiles, songeurs, les parents regardant Louise qui détourne les yeux embarrassée.


LE PÈRE
s'essuyant la bouche
Ah! quelle journée!

LOUISE
Tu es fatigué?

La mère se lève, va porter les assiettes et la soupière dans la cuisine.

LE PÈRE
Je sens que je ne suis plus jeune et les journées sont longues!

LOUISE
Pauvre père, tu ne te reposeras donc jamais?

LE PÈRE
avec bonhomie
Et qui ferait bouillir la marmite si je quittais l'outil?

La mère revient avec le ragôut. Le père sert le ragoût.

LA MÈRE
Depuis trente ans que tu téchines, tu aurais bien mérité un peu de repos!
regardant du côté de la chambre de Julien, avec colère
Quand on pense qu'il y a tant de fainéants qui passent leur vie à faire la fête!

LE PÈRE
avec rondeur
Ils ont la chance d'être venus au monde
riant
après leurs pères!

LA MÈRE
rageuse
Tu trouves que c'est juste?
elle frappe sur la table
Moi, je dis que tout le monde devrait travailler!

LE PÈRE
L'Égalité, les grands mots! l'impossible! si on avait le droit de choisir, on choisirait le métier le moins fatigant...

LA MÈRE
railleuse, regardant sa fille
C'est vrai, tout le monde voudrait être artiste!

LE PÈRE
riant
Et on ne trouverait plus personne pour faire les gros ouvrages!
bonhomme
Y a longtemps que j'en ai pris mon parti!...
Quand on n'a pas de rentes, il faut se contenter d'en gagner pour les autres...
avec amertume
chacun son lot dans la belle vie!

LA MÈRE
Tu es bien résigné aujourd'hui: les rentes ne seraient pas à dédaigner.

LE PÈRE
Ceux qui en ont sont-ils plus heureux? Le bonheur, vois-tu, c'est d'être comme nous sommes, nous aimant bien! nous portant bien! Ce bonheur-là, nul ne peut nous le prendre.
La mère se lève et dessert.
à Louise, tendrement

Le bonheur, c'est le foyer où l'on se repose... où on oublie, près de ceux qu'on aime, les malechances de la vie!...
Il attire sa fille à lui et l'embrasse. Louise le contemple avec amour.
avec rancune

Ceux qui ont des rentes aujourd'hui n'en auront peut-être plus demain...
Il se lève. Il esquisse un geste de menace.
débordant de gaieté

Nous, toujours, nous serons heureux!

Rayonnant, il embrasse sa fille, saisit par la taille la mère qui revient de la cuisine et lui faire faire quelques tours de valse lourde. La mère se dégage.

LA MÈRE
riant
Assez! Vas-tu finir! grand fou!

LE PÈRE
riant
Ah! ah! ah! ah! ah! je suis heureux!

Il cherche sa pipe, la bourre, s'assied près du feu et prend un tison, puis il tire béatement de nombreuses bouffées.

LA MÈRE
à Louise, durement
Vas-tu me laisser faire toute la besogne! Allons, remue-toi!

La mère débarasse la table, prépare la lampe et l'allume. Louise essuie la table; elle aperçoit la lettre de Julien que le père avait posée près de son assiette; elle y met un baiser furtif, puis s'avance vers son père et la lui donne.

LE PÈRE
à Louise_Ah! merci...

Il regarde malignement sa fille. Louise s'éloigne et va à la cuisine porter la desserte. La mère apporte une lampe allumée qu'elle pose sur la table. Le père, assis près du feu, relit la lettre. Louise l'épie de la cuisine; elle voit avec crainte sa mère s'approcher de lui.

LA MÈRE
au père
Une lettre?

LE PÈRE
simplement
Oui, une lettre du voisin...

LA MÈRE
Une autre lettre?

LE PÈRE
Il renouvelle sa demande...

LA MÈRE
Quel toupet! après ce qui s'est passé...

LE PÈRE
Que veux-tu dire?

LA MÈRE
embarrassée
Après... notre premier refus...

LE PÈRE
avec bienveillance
Mon Dieu! sa lettre est gentille...
il montre Louise qui s'avance, très émue
Il semble l'aimer, il n'est pas détesté de Louise...

Louise se jette dans les bras de son père

LA MÈRE
dont la colère éclate
C'est trop fort! il en a de l'aplomb!

LE PÈRE
à la mère
Allons! allons! ce n'est pas la peine de se mettre en colère... tu tournes tout au tragique! il serait plus facile de prendre de nouveaux renseignements... savoir s'il est devenu plus sérieux...
plus grave
Nous ne sommes pas forcés de lui donner Louise dès demain et il ne va pas nous l'enlever, je suppose?...
La mère réfrène une forte envie de raconter au père les incidents de la journée. Louise tremble qu'elle ne parle.
Si les renseignements ne suffisent pas, eh bien! on l'invitera; lorsque je l'aurai vu, je...

LA MÈRE
interrompant, outrée
Lui! ici! par exemple! s'il entre ici, moi, j'en sortirai!

LE PÈRE
conciliant
Allons! allons!

LA MÈRE
Tu voudrais m'obliger à recevoir ici ce vaurien qui me rit au nez quand il me rencontre?

LE PÈRE
Des gamineries...

LA MÈRE
Ce chenapan! ce débauché! ce bohème! ce pilier de cabaret dont l'existence est le scandale du quartier?_et je ne dis pas tout!... car j'en sais sur son compte,
d'une voix sifflante
des infamies!

LOUISE
perdant la téte
Ce n'est pas vrai!

La mère lui donne une giffle. Le père s'interpose, très ennuyé. Il éloigne la mère. Louise tombe accablée sur une chaise, et pleure..._Dans la cuisine, la mère remue ses casseroles avec violence.
Le père revient vers sa fille et son visage exprime l'amour et la pitié.


LE PÈRE
s'asseyant près de Louise
O mon enfant, ma Louise, tu sais combien nous t'aimons!
Si nous sommes prudents vis-à-vis de ceux qui te remarquent, c'est qu'arrivés au bout du chemin que tu vas gravir, nous en connaissons toutes les misères!
il s'assied près de sa fille
À ton âge, on voit tout beau, tout rose!... prendre un mari, c'est choisir une poupée
geste étonné de Louise; souriant
oui, une poupée! Malheureusement, ces poupées-là, ma fille, vous font parfois pleurer bien des larmes!

LOUISE
lève des yeux en pleurs, et tristement, mais intéressée:
Oui, quand elles sont méchantes... mais, en la choisissant bonne, gentille, aimante...

La mère est allée en bougonnant dans la cuisine, a allumé une bougie et s'est mise à repasser.

LE PÈRE
Comment veux-tu la choisir, petite fille?

LOUISE
avec élan
Avec mon coeur!

LE PÈRE
C'est un bien mauvais juge...

LOUISE
Pourquoi donc?

LE PÈRE
Qui dit amoureux, toujours dit: aveugle...

LA MÈRE
à part
S'il veut discuter avec elle, il n'a pas fini!..

Louise semble chercher une réponse. La mère pose son fer sur la table très fort et regarde dans la chambre.

LOUISE
plus hardiment
Mais avant d'aimer, avant d'être "aveugle", ne peut-on découvrir les défauts de celui qu'on aimera?..

LE PÈRE
Peut-être, s'il ne vous manquait une chose...

LOUISE
Laquelle?

LE PÈRE
L'expérience!

LOUISE
moqueuse
Alors ceux qui se marient deux fois sont plus heureux la seconde?

LE PÈRE
sérieux
Ne plaisante pas, Louise! s'il est difficile de déchiffrer les coeurs, on peut toujours lire dans le passé de celui qu'on aime, et par là pressentir l'avenir.
La mère approuve en posant de nouveau son fer très fort sur la table.
Par exemple, pour ce jeune homme, les renseignements furent détestables!
la mère hoche la tête
Tu faillis toi-même en convenir.
la mère ponctue chaque mot d'un violent coup de fer
Paresseux, débauché, sans ressources, sans métier, après tout, c'était un triste choix pour une fille comme toi. Aujourd'hui, il renouvelle sa demande: a-t-il changé?
Louise fait un signe affirmatif
Je l'ignore... Qu'il soit digne de toi, c'est le désir de ton père.

La mère qui s'impatiente chante un motif du récit de Julien qu'elle a surpris tout à l'heure.

LA MÈRE
la la la la la la la la

LE PÈRE
Crois-tu qu'il t'aime?_
LA MÈRE
la la la la la la la la

LOUISE
Oui!

LE PÈRE
Et toi, crois-tu l'aimer?

Louise se cache la tête sur la poitrine de son père.

LA MÈRE
à mi-voix
«C'était mon adorée…»

Louise relève la tête, anxieuse

LE PÈRE
Il ne t'a jamais parlé?

LOUISE
avec effort
Non!

Le père la regarde un peu méfiant.

LA MÈRE
à part, continuant d'imiter Julien
«Nous ne pouvions pas nous parler!... nous ne pouvions pas nous r'garder!... nos coeurs bondissaient!.. l'ombre frémissait!.. et tout le monde dormait!…»

Louise très troublée se détourne; le père lui prend les mains et la regarde dans les yeux.

LE PÈRE
Louise! si je repousse sa demande, me promets-tu de l'oublier?
Louise hésite, mais la mère, portant du linge, traverse la chambre, s'arrête menaçante devant elle et va dans la chambre voisine.
Promets-tu d'obéir, en fille sage, à notre volonté?
s'animant
Ah! si tu devais un jour renier ma tendresse, sache bien que, privé de toi, je ne pourrais vivre... O mon enfant, ma Louise!...

LOUISE
émue
Père, toujours je vous aimerai!

Le père la presse sur son coeur, elle éclate en sanglots. Au loin la mère continue à chanter.

LA MÈRE
dans la chambre voisine
la la la la la la la la la la la la la la

LE PÈRE
relève Louise, souriant de pitié
Allons, enfant, sèche tes belles mirettes..._Ce gros chagrin passera... et plus tard tu nous remercieras de t'avoir préservée du malheur... Allons! allons! petite folle!
il prend un journal sur l'armoire; enjoué
Tiens, lis-moi le journal, ça te distraira et ça ménagera mes pauvres yeux... veux-tu?

La mère rentre et s'assied près de la table, reprisant du linge.

LOUISE
avec effort
Oui...

À la pendule dix heures sonnent. Louise prend le journal, va s'asseoir près de la lampe et commence sa lecture d'une voix étranglée de sanglots; le père la regarde avec une pitié souriante.

LOUISE
lisant
«La saison printanière est des plus brillantes, Paris tout en fête…»
elle sanglote
Paris!..

Le rideau tombe subitement lentement pendant les dernier mots de Louise.