Don Giovanni de chair et d'os

N.N., Le Temps (09.05.2006)

Don Giovanni, 07.05.2006, Zürich

Simon Keenlyside captive et épate la galerie dans la nouvelle production de Zurich.

Don Giovanni, c'est lui. Simon Keenlyside déboule sur la scène avec la souplesse et la voracité d'un tigre, tout en jambes et en muscles, les pectoraux à l'air. Mauvais garçon à souhait, gentleman aussi - avec ces sourires aguicheurs et ces mimiques de faux-cul que seuls les Anglais savent afficher pour se faire pardonner -, le baryton londonien est le séducteur par excellence. L'Opéra de Zurich est tombé sous son charme, et ce n'est pas par hasard si une avalanche de «bravi» a salué sa prestation, dimanche soir, à la première de Don Giovanni, dans une nouvelle mise en scène de Sven-Eric Bechtolf.

Ce n'est pas la première fois que Simon Keenlyside se mesure au tueur de cœurs en série. Le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles avait déjà joui de son talent d'acteur et de sa voix charnelle (mise en scène de David MacVicar). Après Vienne, le voici qui se plie une fois de plus à l'exercice avec l'agilité d'un caméléon. Tout, dans ses gestes, dans ses intonations de voix (du murmure au cri), compose une incarnation si animale qu'on n'ose l'imaginer avec les vraies femmes...

Don Giovanni, c'est «l'homme de vent contre l'homme de pierre» (Pierre Michot dans Mozart, opéras, mode d'emploi); «son costume n'a pas de poches», comme le suggère Piotr Kaminski dans l'encyclopédie Mille opéras. C'est bien la vision qu'en a le metteur en scène Sven-Eric Bechtolf, un favori de Zurich, lequel choisit de parer le cavalier de vêtements d'autant plus classe qu'ils trompent sur la marchandise.

Dans un décor des années 20 - une grande salle de palais aux dorures un rien kitsch et aux perspectives sans fin -, les victimes et bourreaux de Don Giovanni traquent la bête insaisissable. Très stylisée, avec des arrêts sur image comme au cinéma et des gestes empruntés à la danse (chorégraphie de Stefano Giannetti), la mise en scène flaire le sexe d'un bout à l'autre. Le plus habile, ce sont ces figurants qui jouent des scènes de séduction et de viol à l'arrière-plan. Car sitôt qu'il arrive, Don Giovanni réveille les pulsions les plus enfouies et inavouables.

Ainsi, Donna Anna - dont le père a été assassiné par Don Giovanni - chante la vengeance du félon tandis que des hommes font littéralement tomber leurs fiancées en leur injectant du venin mortel dans le cou. Le strip-tease sert d'arme tentatrice. A peine Don Ottavio a-t-il entamé son chant de fidélité à Donna Anna que des jeunes femmes l'approchent et se déshabillent. Enfin, le strip-tease (non intégral, rassurez-vous) sert à récupérer son fiancé: Zerlina, qui a succombé au beau chevalier, se met à califourchon sur Masetto roué de coups pour le consoler et lui apporter un «baume naturel»... .

Ce Don Giovanni lubrique et fripon, évoluant dans une faune bourgeoise qui cherche à péter plus haut que son cul, a l'avantage de montrer combien chaque protagoniste s'inscrit en miroir par rapport à Don Juan. L'usage de la vidéo, dans la première scène, crée précisément un effet de miroir en dédoublant les protagonistes sur plusieurs plans: la tromperie de Don Giovanni est sans fin. On restera perplexe, en revanche, sur cette idée de statuette africaine pour représenter le Commandeur à la dernière scène. Coquetterie animiste New Age...

Chef titulaire de l'Orchestre de l'Opéra de Zurich, Franz Welser-Möst dirige avec bon goût, cisèle les motifs mozartiens. Il manque toutefois un zeste de folie - ce chef est décidément trop bon garçon. Et certains airs, comme celui du catalogue, traînent.

Mention spéciale pour Martina Janková: la soprano tchèque, au chant si ductile et fruité, s'impose en prima donna - comme l'aurait voulu Mozart selon Piotr Kaminski. Ni Eva Mei, fine musicienne mais raide et froide en Donna Anna, ni Malin Hartelius (voix trop menue pour Donna Elvira) ne sont à leur place. Anton Scharinger, en Leporello, doit encore trouver ses marques. Reinhard Mayr (Masetto colérique) et Piotr Beczala (Don Ottavio au cœur d'artichaut et aux accents quasi pucciniens) font davantage contrepoids à Don Giovanni. Entre-temps, l'assistance est suspendue aux lèvres de Simon Keenlyside.